Une main chez Kurosawa, par Guy Braun
1er mai 2008
Rappelons rapidement l’intrigue. Sanjuro, samouraï en rupture de ban, qu’incarne le grand acteur Toshiro Mifune, vend ses services au plus offrant dans un village où deux clans, tous deux méchants, se livrent à une lutte à mort, dans laquelle le bien n’a aucune place. Mifune-Sanjuro, l’étranger, devient bien vite arbitre de ce conflit entre le mal et le mal, sur lequel il pose un regard ironique. Une scène surprend dès le début, celle du chien blanc qui tient dans sa gueule une main coupée, scène à laquelle on peut trouver un fondement biographique [1], mais aussi une résonance littéraire. Comme on le sait, Kurosawa, qui a tourné Les Bas-fonds, d’après Gorki, et L’idiot, d’après Dostoïevski, connaissait très bien la littérature occidentale et aura peut-être eu en mémoire à cet instant, si ce n’est le film de Maurice Tourneur, La main du Diable (1942), qui en est dérivé, la nouvelle de Nerval, La main enchantée, ou bien celles de Maupassant et de Verlaine. Au début de Yôjimbo en tout cas, l’animal tant craint par le cinéaste depuis cette scène traumatique de l’enfance se dirige, trottinant de biais, vers le héros, offrant cette main sectionnée, comme s’il s’agissait d’un cauchemar, à la manière des Fraises sauvages de Bergman.
Lien vers la scène du chien
Pourquoi cette séquence ? Il faudra attendre la dernière scène pour comprendre à quel point cette main peut servir de guide pour une lecture humaniste du film.
Outre l’étonnante apparition du chien, la symbolique de la main s’impose à nouveau dans le duel final entre Sanjuro lui-même et celui qui est devenu son ennemi, et figure du mal, duel qui se conclut par la défaite de ce dernier, auquel il devient impossible d’exercer une fois encore sa veulerie en récupérant son pistolet, arme anachronique dans un film de sabre, arme incongrue selon le code d’honneur du samouraï.
Si l’on s’attarde à réfléchir, comme on le fait souvent après avoir vu un bon film, et que l’on cherche à résoudre l’énigme de la première scène, alors cette première apparition de la main dans la gueule du chien éclaire le propos du réalisateur. Derrière un film d’action, agréable et plein d’humour, d’esprit même, se cache une critique de l’efficacité occidentale, ou industrielle, symbolisée par ce revolver. L’apparition de l’arme à feu, au milieu du film à peu près, nous révolte. Face au sabre qui tranche dans le vif, l’habileté de la main reflétant l’intelligence de l’esprit, l’arme de poing, inéquitable, délivre la mort de façon impersonnelle, à distance, l’infamie ne se justifiant en l’occurrence que par la facilité du résultat. La lâcheté excusée par l’efficacité. L’honneur supplanté par la technologie. Une forme de rationalité en finalité.
C’est bien cette rencontre entre la tradition, la noblesse du geste (la violence, bien réelle, y est soumise à un code), d’une part, et l’importation de la technologie étrangère, le triomphe de l’objet, d’autre part, que semble dénoncer Kurosawa en opposant un individu gouverné par un geste mécanique, celui d’actionner la gâchette, et un autre, qui ne cesse de méditer sur les rapports entre tous ces gens qui s’affrontent, en utilisant son intelligence pour démêler l’imbroglio et faire finalement triompher le bien.
On retrouve cette même confrontation de la tradition et de la technologie étrangère dans Kagemusha. Le seigneur de la guerre est tué de façon aussi stupide qu’impersonnelle. Il a eu la mauvaise idée de venir écouter le joueur de flûte sous les remparts du château qu’il assiège, là où un simple soldat avait exercé son adresse ingénieuse à pointer un fusil (héritage de la mission catholique) pour atteindre toute personne qui s’arrêterait près du petit arbre propice à l’écoute. On notera que l’innovation technologique réside ici dans le déclenchement automatisé par le biais d’une ficelle pour que la cible soit atteinte dans le noir absolu. Là encore point de main intelligente, rien que l’efficacité mécanique.
Mais ce qui est remarquable dans la fable contée dans Yôjimbo, c’est la plénitude d’accomplissement de l’individu qui agit en valeur sans nier les faits : le combat est inégal ; il l’assume. Auparavant, profitant de sa retraite à l’écart du village, pour se remettre des blessures et de l’abattement dus aux mauvais traitements infligés par l’ennemi, il y a exercé son intelligence, et l’habileté de sa propre main, en apprenant à viser avec le poignard, à distance, une feuille tourbillonnant dans le vent. Le héros tue doublement son double, l’ennemi et le geste mécanique, l’individu et la dissociation de la personnalité.
La première fois que l’on voit le film, on est ravi par l’habilité du lancer de poignard, plus rapide que l’arme à feu, qui touche l’autre à l’avant-bras, lui faisant lâcher le menaçant pistolet. Mais Sanjuro nous effraie ensuite par la noblesse d’un geste apparemment inutile lorsqu’il accède au souhait du méchant de tenir une dernière fois l’arme en laquelle résident toute sa puissance et son originalité. Toutefois, sur le point de tricher une dernière fois, la main ne peut remplir sa fonction, l’index ne se replie pas sur la gâchette : le geste échappe à la volonté maléfique ; la main n’obéit plus à l’esprit censé la gouverner. La main tranchée dans la gueule du chien, nous revient en mémoire. C’est la seconde mort du mal, négation de la négation : le geste mécanique est brisé par la dissociation même qui le rendait possible, la main coupée de l’intelligence et s’inféodant aux facilités de l’objet. L’assurance du geste qui a sectionné les tendons de la main du traître s’oppose à l’assurance de la technologie. « Je ne peux pas, » dit l’agonisant, qui retrouve alors (il dit Je), mais un peu tardivement, son identité perdue dans l’objet (il disait auparavant qu’il se sentait « tout nu » sans son pistolet), et c’est pour avouer son impuissance devant celui pour lequel le geste de la main ne s’est jamais dissocié de la réflexion, de l’œuvre de l’esprit.
Cette lecture prend toute son sens lorsque l’on compare l’orignal aux deux copies que sont Pour une poignée de dollars (1964), de Sergio Leone, avec Clint Eastwood, et Last Man Standing, de Walter Hill avec Bruce Willis (1996). D’une fable humaniste, Leone fait une histoire de vengeance personnelle qui n’atteint pas la dimension éthique de l’œuvre de Kurosawa. Un simple duel entre armes à feu (carabine contre revolver) ne donne pas à réfléchir sur la condition humaine. On notera d’ailleurs que Sergio Leone transforme la noble action du justicier en une ruse passive. Fait comique, par ailleurs : c’est à la chevalerie que le héro doit sa supériorité puisqu’il est protégé par une armure. Notons toutefois que la main joue un rôle puisque le héros a la main droite broyée lors de son lynchage et que c’est donc de la main gauche que se joue le duel final. Enfin dans la dernière reprise, celle de Walter Hill, la féerie a disparu ; il ne s’agit plus que de virtuosité quantitative. Le duel oppose une mitraillette (qui représente une productivité démesurée s’il en est) et deux revolvers – rien de bien différent en termes de pensée.
Lien vers la scène du chien :
http://www.youtube.com/watch?v=3X6vo0HYnB4&feature=related
Lien vers la scène du duel final dans Yôjimbo :
http://www.youtube.com/watch?v=JuAskRsP5K0
Duel final : Pour une poignée de dollars (S.Leone, Clint Eastwood) :
http://www.youtube.com/watch?v=LiQntJC-Efw
Last Man Standing :
http://www.youtube.com/watch?v=BmoSEyYPwdY
[1] « Cela se passe à un passage à niveau de tramway. De l’autre côté des rails et de la barrière abaissée, il y a mes parents, mes frères et sœurs, et moi je suis seul de mon côté. Entre les deux, un chien blanc fait le va-et-vient et gambade sur la voie en remuant la queue. Il a répété ce manège plusieurs fois, et il revient en courant dans ma direction quand soudain, le tramway déboule comme un bolide, et le chien blanc est renversé juste sous mes yeux, coupé bien proprement en deux. Le corps de l’animal tué sur le coup était rond et d’un rouge brillant, comme des tranches de thon pour le sashimi1.
Je n’ai aucun souvenir de ce qui suivit cet horrible spectacle, mais probablement le choc fut tel que je perdis connaissance.
Plus tard, j’ai le vague souvenir d’une kyrielle de chiens blancs qu’on m’apportait dans des paniers, dans des bras humains, tenus en laisse. Il semble que mes parents aient cherché pour moi un chien comme celui qui avait été tué. Mais si j’en crois mes sœurs aînées, je ne leur savais aucun gré de leurs efforts. Au contraire, chaque fois qu’on me montrait un chien blanc, je piquais une rage folle, je pleurais et je criais : « Non ! non ! ».
Peut-être eût-il mieux valu m’apporter un chien noir, les chiens blancs ne faisant que me rappeler l’incident ? Toujours est-il que plus de trente ans après, je ne pouvais toujours pas manger du sashimi ou du sushi2 fait avec du poisson à chair rouge. »
Akira Kurosawa, Comme une autobiographie. Paris : Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1995. Republié dans le coffret de 10 dvd sur l’œuvre de Kurosawa, 2007.