Stéphane Vial
1er mai 2008
Stéphane Vial, Kierkegaard, écrire ou mourir. Paris : P.U.F., 2007.
L’auteur de ce livre, professeur de philosophie à l’école Boulle et psychologue clinicien à l’Hôpital Tenon à Paris, fonde son travail sur la lecture des cinq volumes du Journal de Kierkegaard, publiés de 1941 à 1961 chez Gallimard. Il s’interroge, dans le Prologue, sur la « note secrète » qui, comme le dit Kierkegaard, serait la « clef » de ses écrits, passant en revue certaines hypothèses avancées sur cette question et parlant, dans la plupart des cas, de « fantasmes ». La tâche que se donne ce philosophe qui est aussi psychologue, soulève dès lors un certain nombre de questions quant au danger de l’entreprise – « la rencontre entre Kierkegaard et la psychanalyse », qui « a rarement eu lieu, si elle a eu lieu » (p. 35). Le risque est grand, en effet, d’appliquer « du dehors des points de vue et des notions psychanalytiques qui auraient pris un relief tout autre si on avait pu, dans un mouvement tout à fait inverse, les faire mieux jaillir du dedans de ces productions culturelles, dans lesquelles on aurait alors montré qu’elles se trouvaient déjà impliquées. » (pp. 38-39) Stéphane Vial se propose d’adopter la démarche inverse : « … il s’agit au contraire d’analyser attentivement ces textes pour eux-mêmes, en parlant d’une simple problématique, afin d’élaborer après coup les éventuels concepts qu’ils impliquent ou hypothèses auxquelles ils invitent. » (p. 42) C’est ce qu’il nomme l’ « hypergraphie » de Kierkegaard qui intéresse le psychologue. Ce terme est choisi de préférence à celui de « graphomanie », ou de « graphorrée », qui impliquent tous deux pathologie et morbidité. Hypergraphie s’entend comme « abondance de textes objectivement mesurable – l’écriture étant ici entendue comme une somme d’écrits –, et une modalité spécifique de fonctionnement psychique liée à un surinvestissement de l’acte d’écrire – l’écriture étant entendue ici comme processus d’écriture. » (p. 46)
On apprend, d’ailleurs, au chapitre 2, « La lande paternelle », que « Kierkegaard » ne veut pas dire « cimetière », mais « ferme » (gaard) de « l’église » (kirke), le nom faisant référence au village natal du père du philosophe. Ce paysage originel prend une valeur symbolique : « Dès lors, la lande, c’est son père. C’est l’image idéalisée de son père. De ce père sévère et mélancolique qui semble avoir déterminé toute son existence et qui hante ses pensées en permanence. » (p. 57) Stéphane Vial revient sur la formation religieuse de Kierkegaard, sur le piétisme paternel dans lequel on trouve les sources de son insistance sur l’intériorité et la subjectivité. (p. 62)
Viennent ensuite la question des fiançailles rompues avec Régine Olsen (chapitre 4), « terrible blessure » (p. 80), celle de la mort du père (chapitre 5), le « choix d’objet intellectuel » chez le fils visant à un dépassement de la mélancolie. L’interrogation sur la vocation occupe le chapitre 6, « Auteur ou bien pasteur ? » : « Kierkegaard n’est donc pas de ces écrivains qui décrètent a priori qu’ils deviendront plus tard auteurs. A priori, c’est-à-dire ante acta. Il est plutôt de ceux qui apprennent à découvrir a posteriori qu’ils le sont, dans le mouvement même du processus d’écriture en train de se faire, sans qu’ils n’y puissent rien et sans pouvoir l’empêcher. » (p. 110) Sont ensuite retracées les années d’intense production ainsi que les stratégies de publication de Kierkegaard, avant de conclure sur la signification de l’écriture chez ce philosophe : « Car l’écriture, c’est d’abord chez lui un acte intellectuel. Ecrire, c’est penser. Et sa vie tout entière, en ce sens, n’est qu’un « exercice spirituel » d’écriture. » (p. 129) Acte thérapeutique également, mais surtout existence : « Pour lui plus que pour tout autre, écrire c’est être. » (p. 132)
Cette étude est conduite en sympathie et ne plaque en effet que peu de concepts psychanalytiques sur l’œuvre kierkegaardienne. Pourtant, le parcours, dès le départ, était semé d’embûches. Comment aborder avec « l’objectivité de la méthode scientifique » (p. 16) le penseur de la subjectivité ? Surtout si l’on prend les idées, non pas comme des hypothèses ou des élaborations de l’esprit, mais (et là Stéphane Vial cite Didier Anzieu), en parlant des patients, « des rationalisations de leurs conflits, des survivances de leurs croyances enfantines, des idéalisations des objets de leurs pulsions, ou encore une intellectualisation de leur transfert » (p. 32). L’individu, dans ce rapport, n’est plus sujet mais objet, objet de suspicion qui plus est.
On trouve sans doute mieux définie la démarche dans ce paragraphe : « On peut faire l’hypothèse que toute situation de lecture est une situation de transfert, à laquelle le commentateur ou l’interprète, se trouve a fortiori exposé. » (p. 31) Je parlerais, pour ma part, plus volontiers d’identification du lecteur à l’auteur en cette situation d’intersubjectivité que permettent poésie et littérature, cette communion des âmes dans la singularité de chacune – une ouverture sur l’infini du devenir puisque tout individu est unique et nouveau, tout en étant capable, en son intériorité, de résonner en l’autre, et finalement en l’être. Kierkegaard dit ceci explicitement dans son Postscriptum aux miettes philosophiques. On trouve là l’essence de la connaissance poétique, qui ne peut se confondre avec la connaissance scientifique. Stéphane Vial le dit lui-même : « Pas de lieu pour être dans les totalités systématiques de l’idéalisme allemand. Pas de lieu pour être, dans l’expertise universitaire des commentateurs. Pas de lieu pour être, dans la science des discours de pasteur et d’évêque. » (p. 135)
S’impliquant lui-même, en tant que « Je », dans les « terres froides » de l’Epilogue, l’auteur saisit vraiment ce qui, chez Kierkegaard, séduit, en un monde dominé par des systèmes de pensée ne laissant aucune place au sujet, à la subjectivité ou à l’intériorité. Et voici d’ailleurs, de nos jours, l’individu transformé en instrument de l’expansion mondial du capitalisme et ne parvenant que très peu à se défendre et à affirmer son être.
La lecture de Kierkegaard ouvre de tout autres perspectives : « Là où le Moi ne peut vivre, il n’y a pas lieu d’être, au sens très propre des mots : pas de lieu pour être. » (p. 135) On est très loin ici d’un individualisme fermé sur lui-même puisque, selon Kierkegaard, le moi est un rapport qui, sans cesse renouant à l’origine, se crée sans cesse au sein du devenir, affirmant à l’égard du « général », mais aussi face à l’éternité, la démesure de sa singularité. Se posant comme sujet, l’individu dépasse le tragique de sa condition, affrontant la nécessité. Tel est l’acte d’écriture, une quête spirituelle, cette nécessité dont parle Rilke dans l’extrait des Lettres à un jeune poète, que Stéphane Vial place en tête de son ouvrage. Si écrire procède d’une telle nécessité intérieure, ce n’est qu’en faisant résonner en nous cette même nécessité d’être que nous pouvons devenir de vrais lecteurs et percevoir « la note secrète qui en est la clef », selon les termes de Kierkegaard, car du point de vue objectif ces « événements d’énorme importance » pour soi ne sont que « futilité » ou « bagatelles » (extrait du Journal, cité p. 11). Lire Kierkegaard, c’est assumer cette condition précaire de l’individu à la recherche d’une résonance subjective. Ne disait-il pas lui-même qu’il cherchait un lecteur ? C’est ainsi que ce philosophe – si proche des poètes, car il dramatise, avec ses pseudonymes et toutes les figures auxquelles il recourt, la question de l’existence –, résiste à une approche conceptuelle, dogmatique ou objective. La résonance intersubjective, c’est exactement ce « lieu pour être » dont rêve le Je qui écrit.