Métamorphose des saisons et illusion pathétique
22 septembre 2014
A la fin de son roman, The Portrait of a Lady (Portrait de femme), Henry James (voir article) qualifie le mois de mai de « perfide » parce qu’il trompe les espoirs de renouveau par l’actualité du deuil. J’entends John Ruskin argumenter : le mois de mai n’a rien de perfide. C’est le hiatus entre le fait objectif de l’approche du solstice d’été et l’expression subjective du chagrin qui induit cette forme d’illusion pathétique. Les saisons se prêtent fort bien à cet accaparement, comme le suggère le poème de Christina Rossetti que je cite dans le florilège poétique proposé sur ce thème. J’en reproduis ici la traduction.
Saisons
Au printemps, dans la jeunesse des feuilles,
De limpides gouttes de rosée luisent comme joyaux, suspendues
Sur des rameaux parmi lesquels juchent les beaux oiseaux.
Quand vient l’été dans une tendre inquiétude,
Les oiseaux se lassent de l’aile maternelle,
Regardent au loin et quittent le nid.
A l’automne, avant que les eaux ne gèlent,
Les hirondelles s’envolent au-delà des mers ;
Puissions-nous avec elles prendre notre envol !
En hiver, les oiseaux partis,
Le soleil lui-même a l’air hâve et blême,
Et hâve la neige qu’il illumine.
L’interprétation pathétique de ces métamorphoses, qui se présentent comme des faits observés, tient à l’usage de certains mots à connotation plus fréquemment humaine, comme la « jeunesse des feuilles » (« when the leaves are young » en anglais), la « tendre inquiétude », « se lassent » ; l’expression du regret dans la troisième strophe, puis la description du soleil comme « hâve et blême » (« starved and wan »). La nature, ainsi personnifiée dans ses moments et ses humeurs, prend sur elle nos propres aspirations. Que la saison soit en harmonie avec notre état d’âme ou manifeste cet écart que désigne Henry James, il n’en reste pas moins que demeure une interprétation allégorique communément admise.
John Ruskin (1819-1900) consacre à cette notion de « l’illusion pathétique » [1] ou du « leurre du pathos » (« pathetic fallacy ») le chapitre XII, Quatrième partie, du troisième volume de Modern Painters (1842-1860, Peintres modernes). Il récuse d’emblée les notions de subjectif et d’objectif apportées par la philosophie, taxant ces mots d’inutiles. « Or, afin de nous débarrasser tout de suite de toutes ces ambiguïtés et de ces mots gênants, que l’on observe que le mot ‘bleu’ ne signifie pas la sensation produite par la gentiane sur l’œil humain, mais le pouvoir de la produire ; et ce dernier est toujours là, dans la chose, que nous en fassions ou non l’expérience, et y demeurerait même s’il ne restait plus un seul homme sur la face de la terre. » Il propose de dire : « Il en est ainsi », au lieu de : « il en est objectivement ainsi » et « Ainsi me semble-t-il », au lieu de : « il en est subjectivement ainsi ». Puis il distingue entre « la façon ordinaire, adéquate et vraie dont les choses nous apparaissent » et « leurs apparences fausses, extraordinaires, lorsque nous nous trouvons sous l’emprise de l’émotion ». Or, la poésie a souvent recours à cette « illusion pathétique » que l’auteur souhaite analyser. Il se demande comment il se fait que nous aimions tant y succomber. Citant une phrase d’un roman de Charles Kingsley (1819-1875), où il est question de « la cruelle écume rampante », Ruskin affirme que ces émotions violentes qui suscitent cette confusion, sous forme d’une hypallage en l’occurrence, « produisent en nous une erreur qui affecte toutes nos impressions des choses extérieures, que je qualifierai sous le terme générique d’ ‘illusion pathétique’ ». Et il attribue cette propension aux poètes mineurs, excluant immédiatement Dante de cette catégorie. Quand ce dernier compare les âmes tombant des rives de l’Achéron à des feuilles mortes qui tombent d’une branche en voletant, il ne confond pas les âmes et les feuilles. Il s’agit effectivement d’une comparaison.
Comparant Pope à Homère, Ruskin découvre que l’illusion pathétique qui se trompe d’émotion est pire encore que ce qu’il peut, chez Coleridge, taxer de morbidité du fait d’une personnification outrancière. Paradoxalement, « l’esprit de vérité doit nous guider pour une part, même dans notre appréciation de l’illusion ».
S’intéressant au tempérament qui accepte cette « illusion pathétique », Ruskin le décrit comme « trop faible pour aborder vraiment ce qui se présente », lui accordant plus ou moins de noblesse selon la force de l’émotion engagée. L’état le plus digne étant celui dans lequel l’intellect domine les passions, même si celles-ci ne se dissolvent pas. Le poète digne de ce nom est celui qui « ressent avec force, pense avec force et voit exactement ». Quant au prophète, s’il est dominé, c’est par une force qui le transcende si absolument qu’il en paraît voir faussement.
Si l’émotif est trop facilement transformé par ses passions, « le poète hautement créatif pourrait être jugé, dans une grande mesure, impassible (à la façon des gens superficiels qui pensent que Dante est austère), recevant vraiment tout sentiment pleinement, mais disposant d’un grand centre de réflexion et de savoir où il se tient serein et observe l’émotion, pour ainsi dire, de loin ». Ces propos annoncent ceux de T.S. Eliot. A cette aune, Dante représente le poète accompli tandis que Keats et Tennyson sont ravalés au second rang. On peut toutefois prendre plaisir à l’illusion pathétique si l’émotion est vraie. Les lignes de Kingsley citées, par exemple, peuvent donner un plaisir poétique « non parce qu’elles décrivent faussement l’écume, mais parce qu’elles décrivent fidèlement le chagrin ». Que la métaphore se sclérose et soit utilisée par habitude, alors le procédé devient haïssable. Ruskin prône de se limiter au « fait pur » et de ne pas céder à l’émotion. Il cite Homère qui, bien que Castor et Pollux soient morts, parle toujours de la « terre qui donne la vie ». La grandeur d’un poète tient à la vigueur de ses émotions et à sa capacité de les dominer. Il rejette par-dessus tout l’expression ornementale, et convenue, des sentiments alliée à la « dureté de cœur ». Pour lui, cette illusion pathétique, qui frôle le mensonge, dénote un état d’esprit morbide et faible. « Même chez le prophète le plus inspiré, elle est le signe d’une incapacité de sa vision ou de sa pensée humaines à supporter ce qui lui est révélé. » La vérité, seule, doit primer.
Cette vision des choses, si proche de la vision platonicienne des poètes qui ne cessent de s’attendrir et de se lamenter au risque d’amoindrir les vertus du citoyen de la République, confond participation poétique au monde et connaissance. Cette dernière nous exile d’un monde pris comme objet d’étude et, surtout, saisi en dehors de toute forme de temporalité. La participation au monde qui fait de chaque chose, de chaque être, un sujet ne nous permet plus de dire avec Pascal que « le silence éternel de ces espaces infinis » (Pensée 206, Brunschicg) nous effraie. Hopkins a bien mis en valeur la qualité de résonance perçue par celui qui se place du point de vue de sa propre liberté créatrice. La révélation ne tient plus dès lors à l’imposition d’une vérité arrachée au devenir et impossible à altérer, mais à l’épreuve que fait le singulier de ce que l’instant lui révèle, dans la force du discours. Ainsi le monde, dans la perception unique de chacun, sans cesse se renouvelle et l’objet ne s’oppose pas au sujet. Au contraire, une dialectique existentielle s’établit qui donne forme au temps. C’est la vie qui s’impose alors en sa parfaite ambivalence, telle que l’esprit humain peut l’embrasser. Ainsi, à mon sens, des poètes comme Hopkins ou Graves (voir article) dépassent cette opposition entre objet et sujet, vérité et émotion, pour manifester dans leur œuvre poétique l’infinie capacité d’engendrement de la vie, surmontant l’usure afin de faire ressurgir l’origine intacte de l’instant, l’élan singulier de vie tel qu’il se dit dans le poème.
Hurrahing in Harvest
Summer ends now ; now, barbarous in beauty, the stooks rise
Around ; up above, what wind-walks ! what lovely behaviour
Of silk-sack clouds ! has wilder, wilful-wavier
Meal-drift moulded ever and melted across skies ?
I walk, I lift up, I lift up heart, eyes,
Down all that glory in the heavens to glean our Saviour ;
And, éyes, heárt, what looks, what lips yet gave you a
Rapturous love’s greeting of realer, of rounder replies ?
And the azurous bang bills are his world-wielding shoulder
Majestic – as a stallion stalwart, very-violet-sweet ! –
These things, these things were here and but the beholder
Wanting ; which two when they once meet,
The heart rears wings bold and bolder
And hurls for him, O half hurls earth for him off under his feet. [2]
Célébration en la moisson
Voici la fin de l’été ; voici barbares en leur beauté, les gerbées
Dressées, éparses ; par-dessus nos têtes, quelles virées de vent ! quel joli
comportement
De nuages balles de soie ! plus folle plus obstinément ondoyante
Farine à la dérive, façonnée, fondue a-t-elle jamais sillonné le ciel ?
Je marche, je m’exalte, le cœur s’élève, le regard,
Tout au long de ce triomphe aux cieux pour glaner notre Sauveur ;
Et, regard, cœur, quels yeux, quelles lèvres vous ont donné malgré tout
Cet accueil d’amour ravi de réponses plus réelles, plus rondes ?
Et les collines d’azur suspendues forment son épaule maniant le monde,
Majestueuse – comme un étalon robuste, d’une infinie douceur de violette ! –
Ces choses, ces choses étaient ici, n’en manquait
Que le témoin ; et ces deux pôles, au moment où ils se joignent,
Le cœur se voit pousser des ailes intrépides, toujours plus,
Et s’élance vers lui, ô entraîne vers lui la moitié de la terre sous son pied.
Ainsi prises dans le rythme de la vie, les saisons acquièrent toute leur vigueur poétique, et mythique, comme Graves l’a saisi. Dans le poème, se tisse dans l’instant une synthèse existentielle, la conscience réflexive étreignant sa propre altérité vive et muette ainsi que celle du devenir et du monde. Comme l’a perçu Blake, il s’agit d’une question d’énergie, d’un mouvement, d’une révélation, et cette dernière toujours dépasse les limites de l’intellect, du connu et de l’allégorie. C’est le rythme profond, singulier, qui dans l’utopie du récit modèle en ses facettes multiples l’infini du devenir. L’intellect se tourne vers le passé en sa volonté de connaissance ; le sujet qui figure l’instant au sein du devenir se tourne vers l’avenir en y réactualisant l’origine ‒ ou le pouvoir sans cesse renouvelable d’opérer cette synthèse singulière dynamique. L’origine n’est pas une unité perdue, objet d’une impossible quête herméneutique, mais le pouvoir de l’être en son entier à se disposer sans cesse à l’Ouvert.
[1] John Ruskin, Modern Painters, volume III. London : Smith, Elder and Co, 1906, pp. 161-177.
Egalement accessible en ligne : http://www.gutenberg.org/files/38923/38923-h/38923-h.htm#CHAPTER_XII
[2] G.M. Hopkins, The Major
Works. Edition, Introduction et Notes de Catherine Phillips. Oxford :
O.U.P., 2002, p. 134.