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Lutte et esquive : « Trout » de Charles Tomlinson

23 avril 2016

par Anne Mounic

Lutte et esquive : « Trout » de Charles Tomlinson

Dans un poème intitulé « Truite » (« Trout », 2003), publié dans Skywriting (Ecrire sur le ciel), Charles Tomlinson met en relation les notions de force, de résistance et d’esquive. Le poème décrit à travers la personnalité de ce poisson une sorte de lutte avec les éléments, avec les données de l’expérience et les contraintes de la survie, qui évoque la lutte avec l’ange contée dans Genèse 32. Toutefois, au moment où les forces se déséquilibrent et où le face-à-face serait vain, l’esquive se présente, non comme lâcheté ou refus d’affronter le péril, mais comme à-propos de l’intelligence, comme discrétion rusée visant à laisser passer le danger en se gardant vivant. L’esquive devient alors, finement, choix de la vie.

Trout

A trout, facing upstream, hangs
Balanced against the current he is riding :
Tail and fins countervail the force
Which keeps compelling him into acquiescence :
The delicate blades of his resistance
Outflicker the ceaseless pouring of its course :
He has taken his stand midstream
And will stay suspended there as long
As the need lasts in this unhurried hunt
For what will feed him. It is attention
Steadies him within this element where
Nothing is still, toning his faculties
To penetrate the twilight of its depths,
Holding him poised until a darker shade
Falls across the flow and could presage his end :
As swift as he was still, he backs with the current,
Glides beneath the bank, waits there,
Meditates in the sliding gloom and lets
Death’s trailing shadow slowly disappear
Into the summer growth of one more year. [1]

Truite

Une truite, face à l’amont, se tient
En équilibre contre le courant qu’elle chevauche :
Queue et nageoires contrecarrent la force
Qui ne cessent de la contraindre à l’acquiescement :
Les délicates lames de sa résistance
Luttent en tremblant contre l’incessant déluge des flots :
Elle s’est calée au milieu du cours d’eau
Et y demeurera en suspens aussi longtemps
Que nécessaire dans cette poursuite sans hâte
De ce qui la nourrira. C’est l’attention
Qui maintient ce poisson dans cet élément où
Rien n’est immobile, harmonisant ses facultés
De sorte qu’il pénètre le crépuscule de ses profondeurs,
Le gardant en aplomb jusqu’à ce qu’une ombre plus sombre
Tombe en travers du flux, risquant de présager sa fin :
Vif comme l’éclair, il recule avec le courant,
Se faufile sous la rive, attend là,
Méditant dans la ténèbre qui se glisse, laissant
La traîne d’ombre de la mort lentement disparaître
Dans la volubilité estivale d’une année de plus. [2]

« Trout », en anglais, est repris per « He », au masculin. C’est ainsi que j’ai glissé le mot « poisson » à mi-poème, afin d’introduire ce masculin, induisant le motif de la lutte avec l’ange. Une fois la menace esquivée, le temps reprend son cours. La ruse qui consiste à se dissimuler pour éluder la destruction renoue avec la continuité de la durée, incarnée par la « volubilité estivale » (« summer growth »). L’esquive alterne ainsi avec l’exercice de la force, pour survivre ; elle se déduit, tout comme la poursuite de nourriture, de l’attention extrême à ce que recèle l’instant, toujours renouvelé puisque : « Rien n’est immobile ».

Deux pronoms coexistent dans le poème : le masculin singulier, « He », pour le poisson, et le neutre singulier « It », pour le courant, pour l’élément qui appelle à la résistance. Le premier, personnel, ou subjectif, affronte le second, impersonnel et objectif ; le vivant lutte contre la réalité, ses obstacles et ses menaces, l’une d’elles se présentant comme « ombre plus sombre » (« darker shade »), ou « traîne d’ombre de la mort » (« Death’s trailing shadow »). Le rythme induit un face-à-face avec la mort.

Dès le premier vers, le sujet, qui n’est jamais décrit selon son apparence, mais dans l’action, s’évertue à l’équilibre, marqué comme précaire dans l’enjambement, du monosyllabe « hangs » jusqu’au redoublement du sens dans la précision donnée par les deux syllabes de « Balanced ». « Hangs » est accentué, ainsi que la première syllabe de « Balanced ». Le rythme se fait ensuite plus régulier que dans le premier vers, où l’énergie se tend.

Le poisson, simplement désigné au début du poème comme « Une truite », demeurant donc indéfini, acquiert une personnalité dans la lutte, devenant « he » alors que, pleinement actif, il affronte le courant, qui devient « la force » (« the force »), entité objective, reprise par « which ». Il se tisse un réseau d’oppositions : « A trout » / « the current » (« Une truite » / le courant ») ; « Tails and fins » / « the force » (« Queue et nageoires » / « la force ») ; « his resistance » / « the ceaseless pouring of its course » (« sa résistance » / l’incessant déluge des flots ». Nous trouvons d’abord les protagonistes, puis le détail physique de l’opposition, force corporelle contre force des éléments, avant que ne s’exprime la qualité dramatique du face-à-face. « He » devient « him », non plus sujet, mais objet, « resistance » s’opposant à « acquiescence » (« acquiescement »). Le mot « blades » (« lames »), pour les « queue et nageoires », révèle une métamorphose importante dans le poème : la notation, visuelle, désignant l’éclat du poisson aux nageoires comparables à des lames de couteau, prend un tour moral puisque la truite s’arme contre l’adversité. « Outflicker », qui marque à la fois que l’on surmonte, mais que le mouvement est tremblant, donne à la résistance sa dimension concrète, physique.

Ensuite, la truite devient chasseur. « Midstream » (« au milieu du cours d’eau ») fait écho à « upstream » (« face à l’amont »), de même que « suspended », d’origine latine, composé de trois syllabes, résonne avec « hangs », ce qui suggère une métamorphose : l’équilibre peut paraître, sur trois syllabes, moins précaire. Toutefois, « poised », prononcé comme une seule syllabe, reprend « Balanced » ; plus bref le mot, plus vaste le danger, puisque se profile l’« ombre plus sombre ».

La réaction, à ce moment, diffère – non plus résistance, mais esquive. Cet équilibre qui culminait dans l’« attention » (également un « garde-à-vous », en anglais) au cours de cette quête de subsistance, cède. La fuite est instinctive ; la situation se modifie instantanément, mais toujours selon un face-à-face, qui oppose cette « ombre plus sombre » au « crépuscule de ses profondeurs » et « la ténèbre qui se glisse » à « La traîne d’ombre de la mort » – ombre contre ombre, l’ombre contrant l’ombre.

L’attente se fait méditation ; le poisson acquiert une subjectivité personnelle et s’en sort grâce à sa présence d’esprit, tout comme certains des personnages des nouvelles d’Edgar Poe. Sa « patience active » [3] a raison de la menace, car il sait moduler activité et passivité, résistance active contre le courant afin de quêter sa nourriture, résistance passive au prédateur. L’adaptation donne la dimension de la ruse, grâce à laquelle se réaffirme la continuité du monde : « Dans la volubilité estivale d’une année de plus. » La « fin » est éludée ; c’est un triomphe de l’esquive.

Par le jeu des contrastes et des échos se tisse en quelques vers toute la complexité des situations et de cette aspiration à l’équilibre et à la préservation, dans laquelle se reconnaître personnellement.

Notes

[1Charles Tomlinson (1927-2015), Skywriting and Other Poems. Chicago : Ivan R. Dee, 2003, p. 69.

[2Charles Tomlinson, Skywriting and Other Poems. Chicago : Ivan R. Dee, 2003, p. 69.

[3René Char, Recherche de la base et du sommet (1955). Paris : Gallimard Poésie, 1971, p. 17.


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