Les valeurs de la nuit I, par Anne Mounic
24 avril 2019
Qu’on l’oppose au jour et à sa lumière, et la nuit, qui défie la conscience claire, se chargeant de toutes nos craintes, devient hideuse ou aveugle. Michel-Ange, si célèbre pour cette statue nommée Nuit que l’on peut admirer dans la chapelle Médicis, à Florence, la qualifiait ainsi, dans un sonnet datant de 1535-1541 approximativement :
Lorsque Phébus cesse d’étendre et d’enrouler
autour de notre globe humide et froid ses membres
de lumière, la foule tient à nommer nuit
ce soleil qui résiste à son entendement. [1]
Perché Febo non torce e non distende
d’intorn’ a questo globo freddo e molle
le braccia sua lucenti, el vulgo volle
notte chiamar quel sol che non comprende. [2]
Le point de vue de l’artiste diffère de celui de la foule ; nous le verrons. Nous allons cheminer selon trois axes. La nuit de l’effroi, du cauchemar et de l’angoisse se confond avec le gouffre qui, s’il suscite une curiosité, et donc attire, devient un mystère à révéler avec une certaine volupté. La nuit se teinte alors d’une certaine religiosité, puis figure le plein déploiement de l’individualité profonde et partagée. En ce sens, elle incarne les valeurs de ce que je nomme le singulier, et qui s’apparente à la mutualité du Je et du Tu, ce qu’Émile Benveniste nomme « corrélation de subjectivité » [3].
Cauchemar, angoisse et gouffre
Dans un de ses sonnets, sans doute écrit vers 1885 ou 1886, Mallarmé considère comme une victoire de ne pas, au couchant, se laisser aller au désespoir.
Victorieusement fui le suicide beau
Tison de gloire, sang par écume, or, tempête !
Ô rire si là-bas une pourpre s’apprête
À ne tendre royal que mon absent tombeau. [4]
C’est la présence amoureuse qui ôte à la nuit son caractère fatal. Dans « Angoisse », par contre, poème publié pour la première fois en 1866 et qui s’intitula d’abord « À une putain », puis « À celle qui est tranquille », la nuit inspire « la peur de mourir lorsque je couche seul » [5]. Elle s’associe, par « le Vice » à la « stérilité ». Dans « Toast funèbre » (1873), écrit en hommage à Théophile Gautier, le « Vaste gouffre » [6] est « apporté dans l’amas de la brume / Par l’irascible vent des mots qu’il [l’homme ordinaire] n’a pas dits ». Dans les derniers vers du poème, la nuit, complice du rêve s’associe à la négativité du silence, tous deux marqués d’une même nocivité :
Surgisse, de l’allée ornement tributaire,
Le sépulcre solide où gît tout ce qui nuit,
Et l’avare silence et la massive nuit. [7]
L’homophonie entre la troisième personne du verbe « nuire » et la « nuit » s’avère éloquente. Si le poème est « l’enfant d’une nuit d’Idumée » [8] (« Don du poème », 1866), le poète s’effraie au matin « quand vient l’aube méchante, du rejeton funèbre qui fut son ivresse pendant la nuit illuminée, et le voyant sans vie, se sent le besoin de le porter près de sa femme qui le vivifiera » [9]. Le poète se méfie d’une inspiration dictée par la rêverie : « L’infini sort du hazard, que vous avez nié. » [10] Enfermé dans la chambre du temps, il décide d’accomplir son destin, abolir le hasard. Il descend pour ce faire jusqu’aux tombes de ses ancêtres et se couche sur leurs cendres : « ... mais comme tout a abouti, rien ne peut plus m’effrayer : mon effroi qui avait pris les devants sous la forme d’un oiseau est bien loin » [11]. On songe aux ailes du « Démon de l’analogie », poème en prose dans lequel Mallarmé décrit, par le rythme d’une phrase et de la marche, une descente vers « la voix première » [12], qui suscite angoisse et fuite. Si le « défaut des langues » [13] induit que le contraste entre « jour » et « nuit » ne rend pas compte du dualisme tel qu’il se présente à nos yeux, néanmoins, le poème a pour vocation « d’amonceler la clarté radieuse avec des mots qu’il profère comme ceux de Vérité et de Beauté » [14].
« Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer » [15]. Le gouffre, chez Baudelaire, se confond avec l’abîme (le sans fond) et l’infini, mais aussi avec une forme d’intériorité :
Homme, nul n’a sondé le fond des tes abîmes,
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Par opposition aux « Nombres » et aux « Êtres » de la philosophie pythagoricienne, la nuit est un « gouffre » [16] qui déchaîne un peur comparable aux peurs enfantines :
En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,
Le silence, l’espace affreux et captivant...
Sur le fonde de mes nuits Dieu de son doigt savant
Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.
Toutefois, face à « L’Idéal » [17] et ses « beautés de vignettes », ou « beautés d’hôpital », la « grande Nuit, fille de Michel-Ange », s’avère seul digne de l’âme du poète, « ce cœur profond comme un abîme ». Au contraire de Mallarmé, Baudelaire aspire à étreindre existentiellement le mystère de la vie, à la fois mouvement et origine :
Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange,
Qui tors paisiblement dans une pose étrange
Tes appas façonnés aux bouches des Titans !
L’étreinte du mystère s’avère voluptueuse.
« ces étoiles noires qui commandent la curiosité et l’admiration » [18]
L’ambivalence de la lumière et de l’ombre, du jour et de la nuit, se marque par la métamorphose de l’un en l’autre, qui n’est pas une indifférenciation, mais une modification du point de vue, une modulation des valeurs. Dans « La Chambre double », c’est « l’Idole » [19] qui a des yeux passant de « la flamme » [20] au noir. Devenant « étoiles noires », elles entrent, par l’oxymore, dans un monde paradoxal, celui de l’infini de l’énergie subjective, se heurtant au monde fini et au temps compté, donc extériorisé et non pas approprié dans l’œuvre. Cette durée sans fragmentation se retrouve dans « L’Horloge », au fond des « yeux adorables » [21] de « la belle Féline » : « ... je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans division de minutes ni de secondes, – une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil. » [22] Cet infini s’apparente à « l’Éternité » [23].
Cette transfiguration du temps, qui perd sa pesanteur de battement compté, s’effectue dans des prunelles qui sont, dans « La chambre double », « ces subtiles et terribles mirettes » [24], du verbe mirer, qui implique attention et étonnement, tout comme miroir vient de ce verbe. Dans le sonnet « La Beauté », qui est une prosopopée puisque la beauté elle-même parle, elle dit à la fin :
Car j’ai pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs, qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles ! [25]
Ces « dociles amants » sont les poètes qui, devant elle, « Consumeront leurs jours en d’austères études ». Dans « Hymne à la Beauté » [26], c’est le poète qui la questionne. Elle était un Je, elle devient un Tu. Il s’établit donc entre elle et le poète, comme entre l’Idole et le narrateur de la « Chambre double », une relation intersubjective dont les bienfaits survivent à sa terrible ambivalence, « ciel profond » ou « abîme », un « regard, infernal et divin ». Versant « confusément le bienfait et le crime », elle se compare au « vin ».
Tu contiens dans ton œil le couchant et l’aurore ;
Tu répands des parfums comme un soir orageux ;
Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphore
Qui font le héros lâche et l’enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ?
Le Destin charmé suit tes jupons comme un chien ;
Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,
Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Cette beauté personnifiée comme une femme ressemble à la vie telle qu’elle est, avant tout dualisme moral ou logique, avant que la raison ne la limite dans son infini, conçu par les Pythagoriciens comme la faute, par Aristote comme l’excès, opposé au juste milieu (Éthique de Nicomaque, II, VI, 14). Elle est un principe de transformation ; le héros devient « lâche » et l’enfant, « courageux ». À la fois « couchant » et « aurore », elle est passage du jour à la nuit, de la nuit au jour. Elle est le contenant (une amphore ») et le contenu (« un philtre »). On pense à « L’Héautontimorouménos » : « Je suis la plaie et le couteau ! » [27] Le vers suivant est particulièrement paradoxal : « Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres ? » Si la Beauté vient du « gouffre noir », elle s’élève en prenant forme et se distinguant des ténèbres. Qu’elle vienne des astres et elle descend, comme une transcendance s’incarnant. Elle participe donc, dans les deux cas, d’une métamorphose à double mouvement et appartenance, de l’ombre à la lumière, de la lumière au clair-obscur. Elle est une « fée aux yeux de velours », qui ouvre « la porte / D’un Infini que j’aime et n’ai jamais connu ». Elle transcende donc le temps fragmenté et pesant. Elle est aussi un « monstre énorme, effrayant, ingénu », ce qui nous renvoie à « La Géante » [28], « Du temps que la Nature en sa verve puissante / Concevait chaque jour des enfants monstrueux ». De même la « grande Nuit, fille de Michel-Ange » [29] dispose d’« appas façonnés aux bouches des Titans ». Géants et Titans sont ces divinités enfouies après la victoire des dieux de l’Olympe ; ils témoignent d’une « vie antérieure », dont le but, « dans les voluptés calmes » [30], est « d’approfondir / Le secret douloureux qui me faisait languir ».
Baudelaire, dans l’intersubjectivité du Je et du Tu, explore le gouffre de l’infini :
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant. [31]
La charogne, en se décomposant, se métamorphose en une sorte d’informe vivant. Dans « De profundis clamavi » [32], titre emprunté au célèbre Psaume 130, le jour, dans la « froide cruauté de ce soleil de glace », perd toute sa puissance complémentaire par rapport à « cette immense nuit semblable au vieux Chaos ». L’œuvre artistique, l’œuvre humaine prend elle-même l’allure d’un psaume s’adressant à Dieu :
C’est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C’est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité ! [33]
L’œuvre, issue d’un infini, (le nombre « mille » est répété), offre une clarté dans l’ombre et un devenir humain palpable. Elle est elle-même ambivalente :
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C’est pour les cœurs mortels un divin opium !
L’énergie subjective déployée dans l’œuvre voile « les terreurs du gouffre » [34]. Cette « parfaite idéalisation, qu’il était impossible de ne pas supposer vivante, possible, réelle » [35] a pour objet de « représenter le mystère de la vie » [36]. L’« ivresse de l’art » [37] restaure une sorte de fraîcheur édénique, qui n’élude pas l’ambivalence de ce mystère. Au lieu du « miroir » [38] mallarméen, « Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée », Baudelaire propose un « chef-d’œuvre d’art vivant » [39]. La nuit, le gouffre, l’infini composent, avec la corrélation de subjectivité, « un être immense, compliqué, mais eurythmique » [40], proche de ce que Kierkegaard décrit comme le mouvement qui permet de sortir du désespoir. On voit à l’œuvre cette composition tripartite à la fin du poème en prose « L’Invitation au voyage » :
Tu les [les navires qui sont les pensées du poète] conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’Infini vers toi. [41]
Se ressourçant à l’infini, la corrélation de subjectivité, grâce au mouvement entre le « port natal » et « l’Orient » (deux origines, temporelle et personnelle ; spatiale et partagée), rythmé dans un double Infini (horizontal : la mer ; vertical, par le reflet des « profondeurs du ciel » dans la « belle âme » de l’aimée), suscite un souffle capable de transcender les rigueurs du monde fini et l’angoisse qu’il fait naître. On trouve chez le philosophe danois le même mouvement réflexif se ressourçant dans l’infini du devenir :
Voici donc la formule qui décrit l’état du moi, quand le désespoir en est entièrement extirpé : en s’orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé. [42]
L’œuvre, comme retour sur l’instant afin de le saisir en esprit et de le sauvegarder, l’inscrit dans l’éternité en le rendant communicable. Il s’ensuit que cette complémentarité du jour et de la nuit nous permet d’esquisser la silhouette d’un sujet ouvert à ses domaines intérieurs et donc à son propre possible. Avant d’aborder la question du point de vue poétique, voyons son aspect religieux.
[1] Michel-Ange, « Sonnet sur la nuit », Poèmes. Traduits et présentés par Pierre Leyris. Paris : Poésie/Gallimard, 1994, p. 84.
[2] Michelangelo, Rime. Introduzione di Giovanni Tesdtori. Milano : Rizzoli, 1981, p. 162.
[3] Émile Benveniste Problèmes de linguistique générale, 1 (1966). Paris : Gallimard Tel, 1997, p. 232
[4] Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes I et II. Édition de B. Marchal. Paris : Gallimard Pléiade, 1998, 2003, Tome I, p. 37.
[5] Ibid., p. 12.
[6] Ibid., p. 27.
[7] Ibid., p. 28.
[8] Ibid., p. 17. Idumée pour Édom, pays d’Hérodiade.
[9] Lettre du 31 décembre 1865 à Villiers de l’Isle-Adam, ibid., pp. 687-688.
[10] Notes pour Igitur (écrit vers 1870 et inachevé), ibid., p. 474. Hazard : orthographe du poète.
[11] Igitur, ibid., pp. 486-487.
[12] « Le démon de l’analogie » (1874), ibid., p. 417.
[13] « Crise de vers », Divagations, tome II, op.cit., p. 208.
[14] « Or », Divagations, ibid.., p. 246.
[15] Charles Baudelaire, « L’Homme et la mer », Les Fleurs du Mal (1857). Paris : Le Livre de Poche, 1967, p. 29.
[16] Charles Baudelaire, « Le gouffre », ibid., p. 204.
[17] Ibid., pp. 32-33.
[18] Charles Baudelaire, « La Chambre double », Le Spleen de Paris (1863). Paris : Le Livre de Poche, 1969, p. 21.
[19] Ibid., p. 20.
[20] Ibid., p. 21.
[21] Charles Baudelaire, « L’Horloge », ibid., p. 49.
[22] Ibid., pp. 49-50.
[23] Ibid., p. 50.
[24] Charles Baudelaire, « La Chambre double », ibid., p. 21. Italiques de Baudelaire.
[25] Charles Baudelaire, « La Beauté », Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 32.
[26] Charles Baudelaire, « Hymne à la Beauté », ibid., pp. 35-36.
[27] Charles Baudelaire, « L’Héautontimorouménos », ibid., p. 92.
[28] Charles Baudelaire, « La Géante », ibid., p. 33.
[29] Charles Baudelaire, « L’Idéal », ibid., pp. 32-33.
[30] Charles Baudelaire, « La vie antérieure », ibid., p. 28.
[31] Charles Baudelaire, « La Charogne », ibid., p. 42.
[32] Charles Baudelaire, « De profundis clamavi », ibid., pp. 43-44.
[33] Charles Baudelaire, « Les Phares », ibid., p. 24.
[34] Charles Baudelaire, « Une mort héroïque », Le Spleen de Paris, op. cit., p. 83.
[35] Ibid., pp. 82-83.
[36] Ibid., p. 82.
[37] Ibid., p. 83.
[38] Stéphane Mallarmé, « Hérodiade », Œuvres complètes, op. cit., tome I, p. 19.
[39] Charles Baudelaire, « Une mort héroïque », Le Spleen de Paris, op. cit., p. 83.
[40] Charles Baudelaire, Fusées, Œuvres complètes. Paris : Laffont, 1989, p. 398.
[41] Charles Baudelaire, « L’Invitation au voyage », Le Spleen de Paris, op. cit., p. 55.
[42] Søren Kierkegaard, Traité du désespoir (1849), in Miettes philosophiques, Le concept de l’angoisse, Traité du désespoir. Traduit par K. Ferlov et J.-J. Gateau. Paris : Gallimard Tel., 3003, p. 352.