Les poètes et la guerre
26 avril 2014
[1]
Commémorer la Grande Guerre en cette année 2014 consiste à mon sens à méditer sur les questions que soulève cette emprise absolue de l’Etat sur la vie de ses administrés, souveraineté bientôt transmise au pouvoir militaire qui s’accorde le droit de vie et de mort sur chaque soldat, en une caricature de justice, comme le conte Roland Dorgelès, par exemple, au chapitre 9 de son roman paru en 1919, Les croix de bois. Je reprends à Romain Gary cette notion d’ « éducation européenne », qu’il définit ainsi dans son roman publié en 1945, par la bouche de Janek, son porte-parole :
En Europe on a les plus vielles cathédrales, les plus vieilles et les plus célèbres Universités, les plus grandes librairies et c’est là qu’on reçoit la meilleure éducation ‒ de tous les coins du monde, il paraît, on vient en Europe pour s’instruire. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins, en baissant la tête, et en attendant que ça vienne. [2]
Si le jeune homme accomplit la promesse faite à son ami idéaliste, Dobranski, dont le prénom, Adam, n’a sans doute pas été choisi au hasard, d’achever son livre, au titre éponyme, Education européenne, il ne s’en montre pas moins sceptique sur sa promesse de « renaissance spirituelle plus féconde et plus constructive que tout ce dont, dans ses heures les plus inspirées, l’homme ait jamais rêvé... » [3] Et cela lui fait dire :
Combien de rossignols, pensait Janek, ont ainsi chanté à travers les âges, dans la nuit ? Combien de rossignols humains, confiants et inspirés, sont morts avec cette éternelle et merveilleuse chanson sur les lèvres ? Combien d’autres mourront encore, dans la froidure et dans la souffrance, dans le mépris, la haine et la solitude, avant que la promesse de leur enivrante voix soit enfin tenue ?
Si, durant la Seconde Guerre mondiale, l’esprit individuel pouvait adhérer à la volonté collective de libération, Romain Gary, pas davantage que René Char, ne transforme en idéal cette période de « ténèbres ». L’« éducation européenne » est ainsi définie par un autre personnage, bien auparavant dans le roman : « Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelotons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol ‒ la destruction de tout ce qui rend la vie belle. C’est l’heure des ténèbres. » [4] L’écrivain fait écho, d’une guerre à l’autre, à Blaise Cendrars, qui réfléchit lui aussi sur l’inanité de ce qui se présente comme fatalité. Sous le titre « J’ai tué », il énonce, en février 1918, le paradoxe de cette civilisation qui met tout en œuvre pour se détruire :
Me voici l’eustache à la main. C’est à ça qu’aboutit toute cette immense machine de guerre. Des femmes se crèvent dans les usines. Un peuple d’ouvriers trime à outrance au fond des mines. Des savants, des inventeurs s’ingénient. La merveilleuse activité humaine est prise à tribut. La richesse d’un siècle de travail intensif. L’expérience de plusieurs civilisations. Sur toute la surface de la terre on ne travaille que pour moi. […] Des mains d’hommes et des mains de femmes ont fabriqué tout ce que je porte sur moi. Toutes les races, tous les climats, toutes les croyances y ont collaboré. Les plus anciennes traditions et les procédés les plus modernes. On a bouleversé les entrailles du globe et les mœurs ; on a exploité des régions encore vierges et appris un métier inexorable à des êtres inoffensifs. [5]
René Char, comme chacun le sait, ne s’était pas dérobé à ce qu’il considérait comme son devoir ‒ résister ‒, mais n’érige aucunement en principe cette entorse contrainte à la morale communément admise. Il exprime avec acuité, en 1943, les limites d’un monde qui se réduit au face-à-face : « ... Je veux n’oublier jamais que l’on m’a contraint à devenir ‒ pour combien de temps ? ‒ un monstre de justice et d’intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se lie pas avec lui pour abattre les chiens de l’enfer. » [6] Et il ajoute : « L’humour n’est plus mon sauveur. » Puis : « Quelle entreprise d’extermination dissimula moins ses buts que celle-ci ? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. A cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d’un cri immense dans la gorge de l’infini écartelé. C’est possible et c’est impossible. » [7] Ce que j’appelle dissidence poétique n’est donc pas une affaire légère, mais une véritable question d’intégrité du singulier, ainsi que de l’infini. « Quand quelques esprits sectaires », écrit également René Char, en 1948, « proclament leur infaillibilité, subjuguent le grand nombre et l’attellent à leur destin pour le mener à la perfection, la Pythie est condamnée à disparaître. Ainsi commencent les grands malheurs. Nos tissus tiennent à peine. » [8]
Héroïsme ou dissidence
Il y a peut-être mieux à faire en ce monde que d’être un héros. [9]
En 1914, les esprit sûrs d’eux-mêmes et de leur objective souveraineté soutiennent l’effort de guerre, chantent les vertus du sacrifice et de la revanche sur l’Allemagne, qui avait annexé en février 1871 l’Alsace et une bonne partie de la Lorraine. Romain Rolland, dans Au-dessus de la mêlée (1915), perçoit la dimension européenne de la nouvelle prise de conscience induite par la guerre. Parlant des jeunes Allemands envoyés en Front, il note leur intérêt pour la France : « Dirai-je que pour beaucoup d’entre eux la guerre a été un déchirement, ‘une horreur, un échec, un renoncement à tout idéal, une abdication de l’esprit,’ comme l’écrivait l’un d’eux, à la veille de mourir ? Dirai-je que la mort de Péguy a été un deuil pour beaucoup de jeunes Allemands ? On ne le croira pas. » [10] Ce déchirement fut éprouvé, par exemple, par Charles Hamilton Sorley (1895-1915) qui, se trouvant en Allemagne depuis janvier 1914, fut arrêté comme espion en Moselle le 2 août, puis s’engagea à son retour en Angleterre. Il dit, dans une lettre d’octobre 1914, considérer « cette guerre comme une guerre entre sœurs, entre Marthe et Marie, l’efficace et l’intolérante contre la désinvolte et compatissante » [11]. D.H. Lawrence, qui n’a pas combattu en raison de son état de santé, s’était trouvé dans une situation semblable en Lorraine allemande en 1912, arrêté comme espion anglais, près des fortifications de Metz. Il s’inspire de cet incident dans un nouvelle intitulée « L’écharde dans la chair » (1913), cette écharde devenant la marque du singulier assumé. [12] Robert Graves lui-même, qui avait passé une partie de son enfance dans la famille de sa mère (descendante de l’historien Leopold von Ranke) du côté de Munich, eut l’impression de faire la guerre à ses cousins.
Je parle de dissidence à propos des poètes de la Grande Guerre qui m’importent, car ils prennent le parti de la souffrance en refusant d’encenser le sacrifice. Ils rompent avec le discours idéaliste qui, au nom de l’héroïsme, scelle la défaite du singulier. Leurs poèmes, comme le suggéra, dans son Introduction à l’anthologie des poètes de la Grande Guerre parue chez Penguin en 1979 (première édition), Jon Silkin, visent à susciter, non pas un désengagement cathartique, mais une implication tout empathique. [13] En ce sens, ils sont bien dissidents et c’est ce que perçut, a contrario en quelque sorte, W.B. Yeats lorsqu’il les refusa, à l’exception d’un seul (un poème d’Herbert Read, qui contesta cette approche, d’ailleurs [14]), dans l’anthologie d’Oxford, en 1936 :
J’éprouve une aversion pour certains poèmes écrits au cœur de la Grande Guerre. […] Ceux qui les ont écrits étaient, invariablement, des officiers d’une capacité et d’un courage exceptionnels, l’un d’eux, homme constamment choisi pour effectuer les tâches dangereuses, tous, je pense, avaient été décorés ; leurs lettres sont vives et pleines d’humour, non dénuées de joie – car toute compétence a ses joies –, mais ils se sentaient obligés, dans les mots des plus célèbres, de plaider la souffrance de leurs hommes. [...] la souffrance passive n’est pas un thème pour la poésie. Dans toutes les grandes tragédies, celle-ci est une joie pour l’homme qui meurt ; en Grèce, le chœur tragique dansait. […]
Si la guerre est nécessaire, ou nécessaire à notre époque et chez nous, le mieux est d’oublier ses souffrances comme nous oublions le malaise de la fièvre en nous rappelant notre réconfort à minuit quand la fièvre tomba, ou comme nous oublions les pires moments d’une plus douloureuse maladie. [15]
Dans un poème dédié à son ami Robert Nichols, Robert Graves exprime que la diction poétique pratiquée jusque-là ne peut rendre compte de la situation des soldats dans les tranchées. Je cite le poème en son entier.
A R.N.
(Ecrit à Frise, sur la Somme, en février 1917, en réponse à une lettre qui disait : « Je finis à peine mon poème sur le faune : si seulement tu étais ici pour le nourrir de cerises. »)
Ici, au bord d’une rivière saisie de neige,
Dans les trous que nous avons creusés, nous frissonnons
Et, comme de vieux butors, vers toi
Plaintivement lançons notre mugissement.
Robert, comment puis-je faire rimer
Strophes selon ton désir,
Faunes proprets, saison des cerises,
Confuse musique, arbres verts,
Chaud soleil et douce brise,
Angleterre tout accoutrée de juin,
Vie renaissante
Pour ta joyeuse bête aux allures de bouc,
Ivre de chaude mélodie,
Qui chante sur des parterres de thym
Roulant son œil rouge,
Qui éveille de son luth capricieux
Toute la plaine du Devon,
Lèvres empourprées de taches juteuses,
Des fruits lui pendillant aux oreilles ?
Pourquoi suivrais-je son rythme ?
Pourquoi, dans ce froid, ce givre
Où rien que penser fait souffrir ?
Non, Robert, cela ne se justifie pas ;
Les cerises ne sont pas de saison,
La glace s’agrippe à la ramure, aux racines
Et les oiseaux chanteurs se taisent. [16]
Le poète perçoit plutôt, dans cette boue, ces poux, cette « vie dangereuse » [17], pour reprendre l’expression de Blaise Cendrars dans La main coupée (1946), un retour au chaos primordial, ainsi qu’il l’exprime dans ce poème intitulé « Ferme de la vache morte » (« Dead Cow Farm ») :
Une antique saga nous conte comment
Au commencement la Vache primordiale
(Car rien de vivant ne naissait encore
Si ce n’était sur terre cette vache essentielle)
Se mit à lécher pierres froides et boue :
Sous sa chaude langue chair et sang
Fleurirent, incroyable miracle ;
Et ce fut ainsi que naquit Adam, puis Eve.
Voici maintenant le chaos de retour,
Primitive boue, pierres froides et pluie.
La chair ici se décompose, le sang goutte, rouge,
Et la vache est morte, morte l’antique vache. [18]
Charles Sorley (1895-1915) perçoit lui aussi la métamorphose du paysage à des fins guerrières, mais également une autre forme de guerre, celle du pouvoir militaire contre la troupe elle-même. Je cite un fragment d’une lettre que ce fils d’un professeur d’éthique de Cambridge écrivit à sa sœur, le 17 juin 1915 :
Mais ce que j’ai vu de la guerre jusqu’ici tient en ceci. Un champ de blé : tu penses qu’il s’agit d’un champ de blé ordinaire jusqu’à ce que tu aperçoives une longue tranchée étroite à chaque extrémité : devant chaque tranchée, le barbelé traverse les blés. Tu pourrais regarder ce champ toute la journée et, si tu étais sourde, tu ne devinerais jamais que ces deux tranchées soient emplies d’ennemis ; tu te demanderais à quoi ces étranges habitants du souterrain passent leur temps, et pourquoi ils n’osent pas montrer leur tête au-dessus du sol. Ce n’est que durant la nuit que les troupes sont sans cesse déplacées, d’avant et d’arrière, au nord et au sud. L’état-major sait que le sens de l’humour ne permettra pas que ces gens demeurent ainsi face-à-face dans un champ de blé pendant longtemps sans que des deux côtés, les hommes sortent pour fraterniser, comme c’est arrivé si constamment il y a quelques mois. [19]
Charles Sorley, que Robert Graves estimait au même degré qu’Isaac Rosenberg ou Wilfred Owen, n’avait cure des principes héroïques et de l’idéalisation du sacrifice. Sa conception de la mort, dénuée de toute sublimation atténuante, m’évoque ce qu’en disait, avec le même réalisme, Jean Améry, quelques années plus tard. Je cite Jean Améry dans son Traité du suicide, intitulé Porter la main sur soi, qui date de 1976 : « On parle autour de la mort, ou plutôt : on s’y dérobe en parlant autour d’elle, on tente sans cesse de l’esquiver, on ne se risque jamais à l’approcher par l’intermédiaire du discours [...]. » [20] Ecrivant ces vers, dans « Deux sonnets » : « Telle est la mort, oui : nul triomphe, nulle défaite ;/ Rien qu’un seau vide, une ardoise bien nettoyée » [21], il écrit, dans son dernier poème, un sonnet également :
Quand vous voyez ces millions de morts dénués de bouche
Traverser vos songes en blêmes bataillons,
Ne dites pas de douces choses comme l’ont fait d’autres hommes
Pour que vous vous souveniez. Car c’est inutile.
Ne louez pas les morts. Car, sourds, comment sauraient-ils
Que ce n’est pas malédiction que vous accumulez sur chaque gueule cassée ?
Ne les pleurez pas. Leurs yeux aveugles ne voient pas couler vos larmes.
Ne parlez pas non plus d’honneur. Il est facile d’être mort.
Dites seulement ceci : ‘Ils sont morts.’ Puis ajoutez ensuite :
‘Toutefois bon nombre de plus méritants sont morts auparavant.’
Alors, examinant toute cette masse surpeuplée, si vous deviez
Apercevoir un visage que vous aimiez jusqu’à présent,
C’est un revenant. Personne ne porte le visage que vous connaissiez.
La grande mort, pour toujours, a accaparé tout un chacun. [22]
De l’objet et du sujet
Ce face-à-face avec la mort imminente, comme l’a montré Simone Weil dans son célèbre essai sur « L’Iliade ou le poème de la force », fait de chaque être, celui qui menace comme celui qui est menacé, un objet. La dissidence des poètes de guerre consiste à redevenir sujets, dans une situation qui les contraint totalement. Ils ne s’appartiennent plus. Comme l’a dit Eugène Minkowski, qui écrivit Le Temps vécu (1933) à la suite de son expérience de guerre : « N’a-t-on pas dit que, pendant la guerre, nous n’étions pas seulement à l’ennemi, mais encore ‘à l’ennui’ ? » [23]
Ivor Gurney, afin de traverser l’épreuve, se souvient de ses plaisirs bucoliques et musicaux du temps de paix. Cette possibilité de se transporter en esprit dans la campagne anglaise baignée de la musique de Bach étaie sa résistance à l’ordre militaire. Dans nombre de ses sonnets, le huitain décrit le moment présent auquel il souhaiter échapper alors que le sizain embrasse l’univers tant désiré. C’est le cas de celui-ci, « Dernières lueurs » [24], écrit en 1917 :
Sortant de la petite pièce, fumée et poussière,
Thé et sonores bavardages, et le rire de garçons heureux,
Je gagnai le crépuscule. Tout à coup, le bruit
Cessa, en un saisissement, me laissa seul dans les ténèbres,
Pour m’émerveiller du miracle là-haut
Mêlé aux rameaux, le croissant d’argent, clair.
Le temps me sortit de l’esprit. Le temps mourut ; et nous voilà
Ensemble de nouveau chez nous, toi et moi.
Les ormes aux bras d’amour nous enveloppaient dans l’ombre
Nous qui regardions l’extase à l’ouest d’un seul désir,
D’une seule âme tournée vers le ciel, et un autre feu
Nous consumait, augmentant encore notre joie :
Ce chant de Bach pour nous, ce chant qui nous unit
La joie de la clarté des flammes et le soleil englouti.
Wilfred Owen, qui voit dans la guerre le sacrifice d’Isaac perpétré, d’un point de vue qui peut se comparer à celui de Melville dans Billy Budd, matelot, retrouve le dialogue du Je et du Tu entre ennemis dans un poème intitulé « Etrange rencontre » qui se termine ainsi :
Je suis l’ennemi que tu as tué, mon ami,
Dans le noir, je t’ai reconnu, car tu as pareillement froncé les sourcils
Hier en me perçant du regard en frappant, en tuant.
J’ai paré le coup, mais réticentes et froides furent mes mains.
Dormons désormais… [25]
Dans ce sonnet écrit en 1917, intitulé « Avec une plaque d’identité » [26], la réification est à son comble. A chaque soldat était donné une plaque d’identité, en trois exemplaires, qu’il portait autour du cou. Qu’il meure et l’une d’elles était envoyée à son parent le plus proche. Dans le sizain, Owen retrouve le chemin du dialogue entre Je et Tu qui restaure le sujet.
Eussé-je jamais rêvé que mon nom défunt
Demeure en haute estime dans le cœur de Londres, jamais
Absolument éclipsé par le Temps et cette fugitive, la Renommée,
Y déposant enfin un long sanctuaire,
Je fais mieux ; et me souviens avec honte
Comme autrefois je désirais vivement le dissimuler aux ardeurs de l’existence
Sous ces saints cyprès, pareils à ceux
Qui gardent sous leur ombrage la tombe paisible de Keats.
Désormais, plutôt, je rends grâce à Dieu que nul amateur
De tombes ne risque de l’érafler de laïus chargés de fioritures,
Mais que l’on se souvienne de ma mort sur cette plaque-ci.
Porte-la, doux ami. N’y inscris nulle date, nul exploit.
Mais que le battement de ton cœur l’embrasse nuit et jour,
Jusqu’à ce que s’estompe le nom, puis s’efface.
Wilfred Owen, dans une esquisse de préface pour ses poèmes de guerre, explicite très clairement son propos :
Ce livre ne concerne pas les héros. La poésie anglaise n’est pas encore à même d’en parler.
Il n’a pas trait non plus aux exploits, aux terres, ni à quoi que ce soit en rapport avec la gloire, l’honneur, la puissance, la majesté, la domination, ou le pouvoir, à l’exception de la Guerre.
Surtout, je ne m’intéresse pas à la Poésie.
Mon sujet, c’est la guerre, et la pitié de la guerre.
La poésie réside dans la pitié.
Cependant, ces élégies, pour cette génération-ci, n’ont en rien vocation à la consolation. Elles consoleront peut-être la génération suivante. Tout ce que peut faire un poète à l’heure actuelle, c’est d’avertir. C’est la raison pour laquelle un poète authentique doit être honnête. [27]
Quant à Isaac Rosenberg, afin d’affronter ce que, comme Graves, il percevait comme effondrement d’une civilisation honorant l’arbre de vie, il se saisit de personnages mythiques. A la caserne, en Angleterre, il écrivit ainsi une pièce dont Moïse est le héros rebelle. Il prévoyait ensuite d’écrire sur Judas Macchabée, mais dans les tranchées se ravisa et choisit le personnage de Lilith, dans une pièce qu’il intitule La licorne, pour décrire un monde sombrant dans le chaos.
Qui voudrait errer dans une tempête comme celle-ci ?
Ecoute… était-ce une voix humaine ?
Brr !... quand ce fracas s’achèvera. [28]
Dans un poème très célèbre, il aborde avec une ironie sarcastique cette question du déchirement dont parlait Romain Rolland :
Au point du jour dans les tranchées
L’ombre s’émiette à disparaître.
Voici, comme toujours, la routine du temps des Druides.
De vivant ne demeure qu’une créature qui, d’un bond, évite ma main,
Curieux rat sardonique,
Au moment où je cueille sur le parapet le coquelicot
Pour l’installer sur mon oreille.
Drôle de rat, ils te fusilleraient s’ils connaissaient
Tes sympathies cosmopolites.
Maintenant que tu as touché cette main anglaise
De même tu toucheras une main allemande
Sans tarder, nul doute, qu’il te plaise seulement
De traverser cette pelouse endormie qui nous sépare.
On dirait, curieuse créature, que tu ris quand tu passes
Ces yeux vifs, ces membres superbes, ces arrogants athlètes,
Qui face à la vie n’ont pas ta chance
Inféodés qu’ils sont aux caprices du meurtre,
Vautrés dans les entrailles de la terre,
Dans les champs saccagés, en France.
Que vois-tu dans nos yeux
Quand fer et flamme en hurlant
Déchirent les cieux tranquilles ?
Quel frémissement… quel cœur saisi d’horreur ?
Les coquelicots qui prennent racine dans les veines des hommes
Tombent, goutte à goutte et sans trêve,
Mais le mien, sur mon oreille, ne craint rien…
Tout juste un peu blême, de poussière. [29]
L’enjeu, redevenir sujet, demeurer un être humain, est essentiel, car l’effondrement éthique guette chacun en cette situation de soumission à l’arbitraire.
L’impersonnalité de la fatalité
J’ai relevé, comme je le signalais plus haut, au Chapitre 9 du roman de Roland Dorgelès, Les croix de bois, un passage qui me paraît révélateur de cet état de fait, conduisant à ce qu’Hannah Arendt appelait atomisation des individus dans une société de masses. Dans ce passage, la prépondérance du « On » impersonnel sur le « Je » ou bien le « Nous » nous éclaire sur l’impasse éthique suscitée par l’arbitraire militaire :
Jamais, même aux pires heures, on n’a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud.
Oh ! Etre obligé de voir ça, et garder pour toujours dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là, devant lui. La Mort : un petit pieu de bois et huit hommes blêmes, l’arme au pied.
Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu’écoutait tout un régiment horrifié, on a compris des mots, une supplication d’agonie : ‘Demandez pardon pour moi… Demandez pardon au colonel…’
Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné jusqu’au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait : ‘Mes petits enfants… Mon colonel…’ Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée : ‘Oh ! vite… vite… que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus !...’
Le craquement tragique d’une salve. Un coup de feu, tout seul : le coup de grâce. C’était fini…
Il a fallu défiler devant son cadavre, après. [30]
Plus loin, Roland Dorgelès nous informe que l’infortuné soldat « a été jugé hier soir » au Café de la Poste, « dans la salle de bal » :
- Tu sais ce qu’il avait fait ?
- L’autre nuit, après l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà… [31]
Dans Baudelaire ou l’expérience du gouffre (1942), Benjamin Fondane réfléchit sur la fin du Procès de Kafka, avançant qu’on exige de K. non seulement sa mort, mais bien davantage encore « son assentiment au sacrifice » [32]. Considérant l’attitude de cet homme condamné à la hâte par une justice expéditive et « traîné jusqu’au poteau par les bras, inerte, hurlant », nous pouvons au moins affirmer qu’il n’aura pas consenti à cette fatalité.
Dans son ouvrage sur l’Iliade, paru à New York en 1943, De l’Iliade, Rachel Bespaloff distingue très clairement entre amour de Dieu et amor fati, mettant en valeur l’insurrection de la personne contre la fatalité. [33] La dissidence des poètes de guerre prend ici tout son sens. Leurs écrits contestent la fatalité du sacrifice, que le pouvoir désigne comme inéluctable. Deux visions du monde s’affrontent : l’une, impersonnelle, inflige la mort et l’assentiment à la mort ; l’autre, s’affirmant en son humanité singulière, exalte les valeurs de la vie. C’est le sens de la critique de Walter Benjamin, en 1930, sur un ouvrage dirigé par Ernst Jünger, dans un article intitulé « Théories du fascisme allemand » : « « Et que savez-vous de la paix ? Vous êtes-vous jamais heurtés à la paix – dans un enfant, un arbre, un animal – comme vous vous êtes heurtés sur le champ de bataille à un avant-poste ennemi ? » [34] La question de la guerre et de la paix va plus loin que la simple négation, la paix n’étant en ce contraste que l’absence de guerre. Il nous faut réfléchir à la paix en son plein sens de plénitude, à commencer par la plénitude des valeurs qui rendent la vie possible. Albert Camus a entrevu cet aspect. Comparons Le mythe de Sisyphe (1942) et la dernière nouvelle du recueil L’Exil et le royaume (1957). Sisyphe condamné à pousser sa pierre éternellement se trouve soumis au Fatum et ne trouve le bonheur que décrit Camus à la fin de l’ouvrage que dans l’amour de ce destin qui n’est que nécessité objective. D’Arrast, dans « La pierre qui pousse », lui aussi soulève une pierre, s’emparant de ce fardeau pour en décharger un autre, dont il accomplit la promesse. Il ne s’agit plus dès lors d’amor fati, mais de fondement du sujet dans ce Je et ce Tu du dialogue, dont nous avons parlé plus haut. Et d’ailleurs, la nouvelle se termine par ces mots, qui transcendent cette notion de dissidence dont il a été question dans cet essai, puisque celle-ci implique que l’on s’assoie à l’écart : « Assieds-toi avec nous. » [35] Le lien à autrui transcende les rigueurs du destin et le sentiment d’impuissance qu’elles engendrent. L’Histoire, alpaguée comme l’ange que retient Jacob, ne soumet plus l’individu à cette terrible défaite éthique que fut la grande Guerre et ses suites, « brutalisation des sociétés européennes » [36] dans l’entre-deux guerres, dit George L. Mosse. Dans cette perspective, ce fameux passage de La lune d’hiver (1970), de Claude Vigée, prend sa signification la plus aiguë, et la plus urgente : « Dieu est enfin circoncis, sa puissance engendrante est découverte dans le feu de sa nature première ; sa force séminale est mise en lumière, universellement manifestée aux yeux humains. » [37] La circoncision prend sa dimension pleine d’alliance, transcendant le sacrifice : « Dieu est désormais circoncis, – ouvert par incision, et parlant pour l’homme. Circoncire YHWH signifie l’amener à la parole fécondante, le faire émerger dans le langage viril de la coupure du vocable. » Il s’ensuit que : « Tant que Dieu n’est pas circoncis et virilisé, Isaac risque de lui être sacrifié pour de bon. » L’instant présent de l’individu s’inscrit alors, en pleine signification, dans l’histoire humaine : « C’est à proprement parler la manifestation de soi, hitgalouth, l’auto-surgissement de Dieu dans la dimension de l’histoire humaine. »
Il importe, me semble-t-il, dans cette perspective, de profiter de cette période de commémoration afin de réfléchir sur ces questions, posées par la Grande Guerre. Nous y trouverons les réponses que nous pouvons apporter maintenant en ce qui concerne la voix singulière, l’histoire et la liberté. Robert Graves dédiait à sa fille Lucia en 1943 un poème la mettant en garde, à sa naissance, sur les périls du monde, et affirmait :
Monde terrible où naître,
Peuple de fous déchus de splendeur.
Evalue dès lors le temps selon ce que tu es, ce que tu fais,
Non par les étapes de cette guerre qu’ils répandent.
Prends garde à leurs rugissements, mais ne tourne jamais la tête.
Rien ne les transformera, ne les laisse pas te transformer. [38]
[1] Cet article reprend un point de vue développé dans Ineffable rigueur : Poésie et philosophie, essai écrit à l’automne 2013.
[2] Romain Gary, Education européenne (1945). Paris : Gallimard Folio, 2012, p. 273.
[3] Ibid., p. 274.
[4] Ibid., p. 89.
[5] Blaise Cendrars, Aujourd’hui (1917-1929), suivi de Essais et réflexions (1910-1916). Paris : Denoël, 1987, pp. 21-22. Passage cité dans : Anne Mounic, « ‘Et le métier d’homme de guerre est une chose abominable et plein de cicatrice, comme la poésie.’ Goodbye To All That de Robert Graves et La Main coupée de Blaise Cendrars et quelques autres récits de guerre », in Monde terrible où naître. Paris : Champion, 2011, p. 271.
[6] René Char, Recherche de la base et du sommet (1955). Paris : Gallimard Poésie, 1971, p. 10.
[7] Ibid., pp. 10-11.
[8] Ibid., p. 17.
[9] Claude Vigée, La lucarne aux étoiles. Paris : Cerf, 1998, p. 173.
[10] Romain Rolland, « Lettre à ceux qui m’accusent », 17 novembre 1914, in Au-dessus de la mêlée (1915). Préface de Christophe Prochasson. Note éditoriale de Bernard Duchatelet. Paris : Payot Poche, 2013, pp. 124-125.
[11] The Poems and Selected Letters of Charles Hamilton Sorley. Edited with an Introduction by Hilda D. Spear. Dundee : Blackness Press, 1978, p. 94.
[12] Voir Chapitre 3, et, également, Anne Mounic, L’Esprit du récit ou La chair du devenir : Ethique et création littéraire. Paris : Champion, 2013, pp. 247-256.
[13] Jon Silkin (ed.), The Penguin Book of First World War Poetry (1979). London : Penguin, 1996, p. 46.
[14] Pour davantage de détails, voir Anne Mounic, Monde terrible où naître : La voix singulière face à l’Histoire, chapitre 9, op. cit., pp. 283-382.
[15] W.B. Yeats, Préface à : The Oxford Book of Modern Verse. Oxford : Clarendon, 1936, pp. XXXIV-XXXV. Cité par Jon Silkin dans Out of Battle : The Poetry of the Great War (1972). Second Edition. London : Macmillan, 1998, p. 177.
[16] Robert Graves, Poèmes. Edition d’Anne Mounic. Paris : L’Harmatan, 2000, p. 55.
[17] Blaise Cendras, La main coupée (1946). Paris : Gallimard Folio, 2002, p. 378.
[18] Robert Graves, Poèmes, op. cit., p. 56.
[19] The Poems and Selected Letters of Charles Hamilton Sorley. Edited with an Introduction by Hilda D. Spear. Dundee : Blackness Press, 1978, p. 100.
[20] Jean Améry, Porter la main sur soi : Traité du suicide (1976). Arles : Actes Sud, 1996, pp. 47-48.
[21] Charles Sorley, « Two sonnets », in The Poems and Selected Letters of Charles Hamilton Sorley, op. cit., p. 71.
[22] Ibid., p. 77.
[23] Eugène Minkowski, Le temps vécu (1933). Brionne : Gérard Monfort, 1988, p. 12.
[24] Ivor Gurney, Collected Poems. Edited with an Introduction by P.J. Kavannagh. Manchester : Carcanet, 2004, p. 11.
[25] The Poems of Wilfred Owen (1990). Edited by Jon Stallworthy. London : Chatto & Windus, 2004, p. 125.
[26] Ibid., p. 73.
[27] Ibid., p. 192.
[28] The Poems and Plays of Isaac Rosenberg. Edited by Vivien Noakes. Oxford : O.U.P., 2004, p. 248.
[29] Ibid., p. 128.
[30] Roland Dorgelès, Les Croix de bois (1919). Paris : Le Livre de Poche, 2003, pp. 132-133.
[31] Ibid., p. 134.
[32] Benjamin Fondane, Baudelaire et l’expérience du gouffre (1942). Bruxelles : Complexe, 1994, p. 353.
[33] Rachel Bespaloff, De l’Iliade (1943). Paris : Allia, 2004, pp. 76-80.
[34] Walter Benjamin, « Théories du fascisme allemand », Œuvres II. Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac, Pierre Rusch et Rainer Rochlitz. Paris : Gallimard Folio, 2002, p. 207.
[35] Albert Camus, « La pierre qui pousse », in L’exil et le royaume (1957). Paris : Gallimard Folio, 2003, p. 185.
[36] George L. Mosse, De la Grande Guerre au totalitarisme (1990). Traduction d’Edith Magyar. Préface de Stéphane Audouin-Rouzeau. Paris : Hachette Littératures, 1999, p. 181.
[37] Claude Vigée, La lune d’hiver (1970). Paris : Honoré Champion, 2002, p. 356.
[38] Robert Graves, Poèmes, op. cit., p.173.