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Les infinis visages du vivant

22 septembre 2014

par Anne Mounic

Les infinis visages du vivant

Le poète, conservateur des infinis visages du vivant.
René Char, Feuillets d’Hypnos (1943-44). [1]

Charles d’Orléans | BusonJohn Clare | Charles d’Orléans2 | Saigyo | René Char | O. V. de L. Milosz | Charles d’Orléans3 | Maurice Maeterlinck | Emile Verhaeren | Bashô | Santoka | Claude Vigée | René Char2 | Albert Camus | Charles d’Orléans4 | Christina Rossetti | Ryôkan, | Issa

Frères Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry, mois de février.

Yver, vous n’estes qu’un villain !
Esté est plaisant et gentil,
En tesmoing de May et d’Avril
Qui l’accompaignent soir et main.

Esté revest champs, bois et fleurs
De sa livree de verdure
Et de maintes autres couleurs
Par l’ordonnance de Nature.

Mais vous, Yver, trop estes plain
De nege, vent, pluye et grezil ;
On vous deust banir en exil !
Sans point flater, je parle plain :
Yver etc. !

Charles d’Orléans, Rondeau 333. [2]

***

le bruit contre la porte

du chien qui se retourne en dormant
réclusion hivernale

Buson, Le parfum de la lune. [3]

***

Happiness of Evening

The winter wind with strange and fearful gust
Stirs the dark wood and in the lengthy night
Howls in the chimney top while fear’s mistrust
Listens the noise by the small glimmering light
Of cottage hearth where warm a circle sits
Of happy dwellers telling morts of tales
Where some long memory wakens up by fits
Laughter and fear and over all prevails
Wonder predominant – they sit and hear
The very hours to minutes and the song
Or story, be the subject what it may,
Is ever found too short and never long
While the uprising tempest loudly roars
And boldest hearts fear stirring out of doors

Fear’s ignorance their fancy only harms
Doors safely locked fear only entrance wins
While round the fire in every corner warms
Till nearest hitch away and rub their shins
And now the tempest in its plight begins
The shutters jar the woodbine on the wall
Rustles agen the panes and over all
The noisey storm to troublous fancy dins
And pity stirs the stoutest heart to call
`Who’s there ?’ as slow the door latch seemly stirred
But nothing answered so the sounds they heard
Was no benighted traveller – and they fall
To telling pleasant tales to conquor fear
And sing a merry song till bed time creepeth near

John Clare, “Happiness of Evening”. [4]

Bonheur du soir

Le vent d’hiver, d’une effrayante rafale étrange
Agite le bois obscur et dans la très longue nuit
Hurle dans la cheminée tandis que la peur en sa méfiance
Guette le bruit auprès de la petite lueur
De l’âtre où dans la chaleur, assise en cercle,
L’heureuse maisonnée dit moult contes
Où quelque bonne mémoire éveille par accès
Le rire et la crainte et c’est, par-dessus tout,
L’émerveillement qui prévaut – les voici à l’écoute
Des heures mêmes devenues minutes et le chant
Ou l’histoire, quel qu’en soit le sujet,
Paraît toujours trop court, jamais long
Alors que la tempête qui sourd rugit à tout rompre
Et que les cœurs les plus intrépides craignent de se montrer dehors

La peur en son ignorance ne fait que nuire à leur fantaisie
Les portes bien fermées, la peur ne gagne que d’entrer
Tandis qu’alentour le feu réchauffe chaque recoin
Jusqu’à ce que tout près on s’écarte brusquement, on se frotte les tibias
Désormais la tempête se lance en son péril
Les persiennes grincent le chèvrefeuille sur le mur
Bruit contre les vitres et surtout
Le bruyant orage en son vacarme trouble la fantaisie
La pitié remue le cœur le plus robuste qui a envie de dire :
« Qui est là ? » quand remue lentement, correctement, le loquet à la porte
Mais sans réponse, de sorte que le bruit qu’ils ont entendu
Ne venait pas d’un voyageur surpris par la nuit – et ils se mettent
A raconter de jolis contes pour vaincre la peur
Et chantent une chanson joyeuse jusqu’à ce que vienne, à pas de loup, l’heure du coucher

(Traduction d’Anne Mounic.)

***


Frères Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry, mois d'avril.

Le temps a laissié son manteau
De vent, de froidure et de pluye,
Et s’est vestu de brouderie
De soleil luyant cler et beau.

Il n’y a beste ne oyseau
Qu’en son jargon ne chante ou crie :
« Le temps etc. »

Riviere, fontaine et ruisseau
Portent, en livree jolie,
Gouttes d’argent d’orfaverie :
Chascun s’abille de nouveau :
Le temps etc.

Charles d’Orléans, « Rondel ». [5]

***

comment se fait-il que mon cœur

demeure imprégné des fleurs de cerisiers


alors même que je pensais

être de ceux


qui ont renoncé à tout ?

Saigyo, Poèmes de ma hutte de montagne. [6]

***

Les plus pures récoltes sont semées dans un sol qui n’existe pas. Elles éliminent la gratitude et ne doivent qu’au printemps.

René Char, Feuillets d’Hypnos. [7]

***

Midi

Couche-toi, crois-moi, sous quelque arbre rieur
Bien nourri, barbu de mousse et vêtu d’été.
Ton rêve de douleur
Ne s’est-il pas enfui avec ton rêve de beauté ?

Couche-toi, crois-moi, chanteur vaincu par la santé,
Sous quelque arbre sans musique et sans pensée,
Et songe au vide des nostalgies dépensées,
Et souris sans rancune à ce qui t’a quitté.

Couche-toi, crois-moi, solitaire et lourd passant
Et rêve savamment de flexibles danseuses
D’Orient à la chair triste de soleil et heureuse
D’ombre, et qu’il serait doux de dévêtir jusqu’au sang.
Couche-toi, tes paupières sont lourdes comme des fruits.
Et fais quelque beau songe de gros moine un peu fou
Les chemins fatigués de mener n’importe où
Ne sont-ils pas couchés ? Et l’ombre ? Et l’eau du puits ?

Couche-toi, crois-moi, heureux sonneur de glas ;
Ton cœur n’est-il pas un bissac rempli de choses succulentes ?
Les heures ne sont-elles pas doucement lentes ?
Et toi, dis-moi, n’es-tu pas suavement las ?

Oui, de la vie et du rêve et de tout ‒ voluptueusement las ?

O. V. de L. Milosz, Les sept solitudes (1906). [8]

***

Rondel Orleans

[E]n yver, du feu, du feu !
Et en esté, boire, boire !
C’est de quoy on fait memoire
Quand n vient en aucun lieu.

Ce n’est ne bourde ne jeu.
Qui mon conseil vouldra croire ?
[E]n yver etc. !

Chaulx morceaulx faiz de bon queu
Fault en froit temps, voire, voire !
En chault, froide pomme ou poire,
C’est l’ordonnance de Dieu :
[E]n yver etc. !

Charles d’Orléans, « Rondel Orleans ». [9]

***

Frères Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry, mois de septembre.
Vous avez allumé les lampes,
‒ Oh ! le soleil dans le jardin !
Vous avez allumé les lampes,
Je vois le soleil par les fentes,
Ouvrez les portes du jardin !

‒ Les clefs des portes sont perdues,
Il faut attendre, il faut attendre,
Les clefs sont tombées de la tour,
Il faut attendre, il faut attendre,
Il faut attendre d’autres jours...

D’autres jours ouvriront les portes,
La forêt garde les verrous,
La forêt brûle autour de nous,
C’est la clarté des feuilles mortes,
Qui brûlent sur le seuil des portes...

‒ Les autres jours sont déjà las,
Les autres jours ont peur aussi,
Les autres jours ne viendront pas,
Les autres jours mourront aussi,
Nous aussi nous mourrons ici...

Maurice Maeterlinck, Quinze chansons (1896). [10]

***

Les Fièvres

La plaine, au loin, est uniforme et morne
Et l’étendue est vide et grise
Et Novembre qui se précise
Bat l’infini, d’une aile grise.
Sous leurs torchis qui se lézardent,
Les chaumières, là-bas, regardent
Comme des bêtes qui ont peur,
Et seuls les grands oiseaux d’espace
Jettent sur les enclos sans fleurs
Le cri des angoisses qui passent.
L’heure est venue où les soirs mous
Pèsent sur les terres gangrenées,
Où les marais visqueux et blancs,
Dans leurs remous,
A longs bras lents,
Brassent les fièvres empoisonnées.

Parfois, comme un hoquet,
Un flot pâteux mine la rive
Et la glaise, comme un paquet,
Tombe dans l’eau de bile et de salive.
Puis tout s’apaise et s’aplanit ;
Des crapauds noirs, à fleur de boue,
Gonflent leur peau que deux yeux trouent ;
Et la lune monstrueuse préside,
Telle l’hostie
De l’inertie.

[...]

Emile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées (1893). [11]

***

dans le chat en papier mâché

on le voit


ce matin d’automne

Bashô, à Kyoto rêvant de Kyoto. [12]

***

dans la lumière de la neige

la maison se remplit


de quiétude

Santoka, Un puissant désir de vivre. [13]

***

L’amandier sous la lune

La semence nocturne a mûri dans ma tête,
dans mon nom j’ai scellé l’inconnu sans visage.
Croyant saisir le fruit, l’insecte, l’arc-en-ciel,
et sucer dans le roc l’huile vierge ou le miel,
j’ai glissé vers la nuit sur le miroir des sons :
l’écureuil encagé tourne seul sur sa roue,
au fond du puits rit le silence
où l’abîme s’ébroue.

Sur l’infime épaisseur des mots nous patinons
à reculons depuis l’enfance ;
nous chantons, nous dansons
vers l’infini sans regard et sans nom.
A peine un éclair sur la glace,
dans une poésie est inscrite la trace
de l’oiseau qui raya la fragile surface.

Germant au cœur vieilli de la terre mortelle,
clarté de la mi-nuit, rends mon âme nouvelle !
Sorti vainqueur du temps avant d’être créé,
à soixante-quinze ans je commence ma vie :
l’air de Jérusalem est doux à la mémoire,
je m’y sens plus léger qu’un poulain nouveau-né.
Si j’ai les cheveux blancs, c’est qu’ils sont pleins d’étoiles,
la musique est joyeuse encore à l’approche de l’ombre.
Ivre de refleurir au plus noir de l’hiver,
l’amandier sous la lune écoute l’invisible
rouge-gorge qui siffle dans le buisson de givre.

Claude Vigée, Apprendre la nuit (1991). [14]

***

Sur la nappe d’un étang glacé

Je t’aime,
Hiver aux graines belliqueuses,
Maintenant ton image luit
Là où son cœur s’est penché.

René Char, Les loyaux adversaires. [15]

***

Frères Limbourg, Les Très Riches Heures du duc de Berry, mois de juillet.

[...]
Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit.

Ce n’est pas là un symbole. Nous ne gagnerons pas notre bonheur avec des symboles. Il y faut plus de sérieux. Je veux dire seulement que parfois, quand le poids de la vie devient trop lourd dans cette Europe encore toute pleine de son malheur, je me retourne vers ces pays éclatants où tant de forces sont encore intactes. Je les connais trop pour ne pas savoir qu’ils sont la terre d’élection où la contemplation et le courage peuvent s’équilibrer. La méditation de leur exemple m’enseigne alors que si l’on veut sauver l’esprit, il faut ignorer ses vertus gémissantes et exalter sa force et ses prestiges. Ce monde est empoisonné de malheurs et semble s’y complaire. Il est tout entier livré à ce mal que Nietzsche appelait l’esprit de lourdeur. N’y prêtons pas la main. Il est vain de pleurer sur l’esprit, il suffit de travailler pour lui.

Mais où sont les vertus conquérantes de l’esprit ? Le même Nietzsche les a énumérées comme les ennemis mortels de l’esprit de lourdeur. Pour lui, ce sont la force de caractère, le goût, le « monde », le bonheur classique, la dure fierté, la froide frugalité du sage. Ces vertus, plus que jamais, sont nécessaires et chacun peut choisir celle qui lui convient. Devant l’énormité de la partie engagée, qu’on n’oublie pas en tout cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s’accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais de celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève. C’est elle qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit.

Albert Camus, « Les amandiers » (1940). [16]

***

Se mois de may, ne joyeux ne dolent
Estre ne puis ; auffort, vaille que vaille,
C’est le meilleur que de rien ne me chaille :
Soit bien ou mal, tenir m’en fault content.

Je lesse tout courir a val le vent,
Sans regarder lequel bout devant aille,
Se moy de mai etc.

Qui Soussy suit, au derrain s’en repent :
C’est ung mestier qui ne vault une maille,
Aventureux comme le jeu de faille.
Que me semble de mon gouvernement,
Se moy de may etc. ?

Charles d’Orléans, Rondel. [17]

***

Seasons

In Springtime when the leaves are young,
Clear dewdrops gleam like jewels, hung
On boughs the fair birds roost among.

When Summer comes with sweet unrest,
Birds weary of their mother’s breast,
And look abroad and leave the nest.

In Autumn ere the waters freeze,
The swallows fly across the seas : –
If we could fly away with these !

In Winter when the birds are gone,
The sun himself looks starved and wan,
And starved the snow he shines upon.

Christina Rossetti, « Seasons ». [18]

Saisons

Au printemps, dans la jeunesse des feuilles,
De limpides gouttes de rosée luisent comme joyaux, suspendues
Sur des rameaux parmi lesquels juchent les beaux oiseaux.

Quand vient l’été dans une tendre inquiétude,
Les oiseaux se lassent de l’aile maternelle,
Regardent au loin et quittent le nid.

A l’automne, avant que les eaux ne gèlent,
Les hirondelles s’envolent au-delà des mers ;
Puissions-nous avec elles prendre notre envol !

En hiver, les oiseaux partis,
Le soleil lui-même a l’air hâve et blême,
Et hâve la neige qu’il illumine.

Traduction d’Anne Mounic.

***

Un iris


près de ma cabane

m’a enivré

Ryôkan, 99 haiku. [19]

***

De toutes vos forces
bruissez au vent jeunes bambous
dans l’instant qui passe

Kobayashi Issa, En village de miséreux. [20]

Notes

[1René Char, Feuillets d’Hypnos (1943-44), in Fureur et mystère. Préface d’Yves Berger. Paris : Gallimard Poésie, 1982, p. 107.

[2Charles d’Orléans (1394-1465), En la forêt de longue attente et autres poèmes. Edition bilingue de Gérard Gros. Postface de Jean Tardieu. Paris : Gallimard Poésie, 2001, p. 402.

[3Buson (1716-1783), Le parfum de la lune. Traduit du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet. Millemont : Moundarren, 1992, p. 163.

[4John Clare (1793-1864), Selected Poetry. Edited by Geoffrey Summerfield. London : Penguin, 1990, p. 46. L’éditeur a choisi de ne pas retoucher le manuscrit original.

[5Charles d’Orléans, Rondeau 31, in En la forêt de longue attente et autres poèmes, op. cit., p. 210.

[6Saigyo (1118-1190, Poèmes de ma hutte de montagne. Traduits du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet. Millemont : Moundarren, 1992, p. 30.

[7René Char, Feuillets d’Hypnos (1943-44), in Fureur et mystère, op. cit., p. 107.

[8O. V. de L. Milosz, Les sept solitudes (1906), in Poésies I. Paris : André Silvaire, 1960, p. 184.

[9Charles d’Orléans, Rondeau 348, in En la forêt de longue attente et autres poèmes, op. cit., p. 418.

[10Maurice Maeterlinck, Quinze chansons (1896), in Serres chaudes, Quinze chansons, La Princesse Maleine. Préface de Paul Gorceix. Paris : Gallimard Poésie, 1983, p. 90.

[11Emile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées (1893), in Les Campagnes hallucinées, Les Villes tentaculaires. Edition de Maurice Piron. Paris : Gallimard Poésie, 1987, p. 42.

[12Bashô (1644-1694), à Kyoto en rêvant de Kyoto. Traduit du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet. Millemont : Moundarren, 1991, p. 44.

[13Santoka (1882-1940), un puissant désir de vivre. Traduit du japonais par Cheng Wing fun et Hervé Collet. Millemont : Moundarren, 1995, p. 113.

[14Claude Vigée, Apprendre la nuit (1991), in L’homme naît grâce au cri. Paris : Seuil Points, 2013, p. 226.

[15René Char, Les loyaux adversaires, in Fureur et mystère (1948), op. cit., p. 153.

[16Albert Camus, L’été, in Noces, suivi de L’été. Paris : Gallimard Folio, 1994, pp. 113-115.

[17Charles d’Orléans, Rondeau 178, in En la forêt de longue attente et autres poèmes, op. cit., p. 314.

[18Christina Rossetti ( 1830-1894), Selected Poems. Edited by C.H. Sisson. Manchester : Carcanet, 1984, p. 48.

[19Les 99 haiku de Ryôkan (1758-1831). Traduits du japonais par Joan Titus-Carmel. Lagrasse : Verdier, 1986, p. 24.

[20Kobayashi Issa, En village de miséreux. Choix de poèmes. Traduits du japonais, présentés et annotés par Jean Cholley. Paris : Gallimard, 1996, p. 89.


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