Les « êtres les plus opprimés de la planète » : « Tiergarten », de Vassili Grossman
21 septembre 2016
« Tiergarten », de Vassili Grossman
Ramm tenait les animaux pour les êtres les plus opprimés de la planète. Fidèle à ses sympathies sociales-démocrates, il était du côté des déshérités. Les détenus du zoo ne recevaient pas de courrier, ils ne pouvaient confier leurs malheurs à personne. Nul ne s’intéressait à leur vie privée, à leur bonheur. Et bien sûr, aussi loin que le zoo existât, aucun d’entre eux n’était rentré au pays natal, leurs cendres n’étaient pas rendue aux forêts, ni à la savane. Ils n’avaient tout simplement aucun droit. [1]
Dans cette nouvelle, « Tiergarten », écrite entre 1953 et 1955, après la mort de Staline, période de relatif assouplissement du régime, durant laquelle Vassili Grossman (1905-1964) décida de ne pas faire de « compromis sur l’essentiel » [2], l’auteur de Vie et Destin, publié pour la première fois en Occident en 1980, mais écrit entre 1955 et 1959, considère l’Etat totalitaire du point de vue d’un employé du zoo de Berlin, le « gardien de la singerie, [...] très attaché au gorille Fritzi » [3]. Lisant cette nouvelle écrite juste avant que soit entreprise la chronique de l’affrontement entre Etat nazi et Etat stalinien à Stalingrad, on garde en mémoire le dialogue entre Liss, « représentant de Himmler auprès de la direction du camp » [4] et Mostovskoï, « vieux bolchevik » [5], dans cette œuvre magistrale, le premier disant au second : « Vos prisonniers sont nos prisonniers. » [6] On comprend que la réflexion de Grossman sur l’Etat national-socialiste puise à son expérience de l’Etat stalinien : « Tout ce que le parti déclarait comme étant un idéal ou une conquête du peuple allemand, il en privait définitivement la population. [...] Pour la paix de l’humanité, on déclarait une guerre totale et l’humanité n’avait pas le choix. » [7]
La référence à l’animal permet à l’auteur de transcender le plan de l’affrontement politique pour se situer dans la perspective éthique fondamentale, celle qui concerne l’individu dans la vie. « Ces rugissements, râles, ronronnements, toux et aboiements étaient doux et inoffensifs en comparaison avec les autres bruits du Berlin nocturne. » Grossman situe sa nouvelle au moment de l’entrée à Berlin de l’Armée rouge, à la fin du mois d’avril 1945. Il décrit un monde livré au chaos et à l’angoisse, que partagent hommes et animaux. Ces derniers, même « prédateurs » [8], (« Il ne vit rien de mal dans leurs yeux. »), relèvent d’une innocence primordiale qui ne connaît pas le mal. « Simples et observateurs comme des enfants, les animaux les avaient remarqués et avaient gardé leur image en mémoire. » [9] Une vieille femme qui souffre cherche de la compassion dans les yeux des bêtes ; le soldat ayant peur de la mort « enviait ces animaux qui avaient la vie sauve sans avoir à lutter pour l’existence » ; le « petit garçon » n’éprouve pour le gorille et l’ours « qu’amour et admiration » ; il en tire le goût de la liberté. C’est le lien empathique entre bêtes en cage et spectateurs qui empêche l’oubli et fixe le souvenir. De même, Vassili Grossman insiste sur l’ultime consolation du lien au seuil de la mort, en parlant des brebis envoyées à l’abattoir : « Pour un instant leurs yeux cessaient de voir le printemps, le soleil, le bleu du ciel, et leurs cœurs éprouvaient un maigre soulagement dans ces ténèbres, dans les odeurs et la chaleur familières, dans la solidarité amère des condamnés. » [10] La description de ces bêtes précipitées vers la mort, vaches, taureaux, agneaux, brebis, porcs et vieux chevaux, suggère le souvenir des camps d’extermination : « Moi aussi, je veux ma liberté ! Et je ne suis pas le seul. Toi aussi, tu la veux. Seulement va le dire au Führer ! Aujourd’hui, les abattoirs n’effraient personne, il y a des trucs bien mieux pour les humains ! » [11] Les brebis sont décrites comme pareilles à des « vieilles femmes arrachées à la pénombre de leurs maisons paisibles » [12].
La visite des abattoirs, afin de quérir de la nourriture pour les animaux du zoo, aiguise la révolte de Ramm qui, songeant au nazisme, parle d’un « darwinisme à l’envers » [13] : « Il lui semblait que, sous Hitler, l’évolution avait rebroussé chemin : les êtres vivants régressaient, retournaient à l’abîme. Les esclaves, les salauds, les médiocres, les sans-scrupules prospéraient. Les bons, les indépendants, les intelligents, les libres périssaient. Cette involution avait produit une race nouvelle, inférieure, pitoyable. » Comme le fit Orwell, non seulement dans 1984, mais également dans « Politics and the English Language » [14] (La politique et la langue anglaise, 1946), Grossman montre comment valeurs et langage se pervertissent au cours de cette involution totalitaire. Lacht, « homme fin et cultivé » [15], agent de renseignements, recueillant le témoignage d’un serveuse sur les propos rebelles de Ramm, détaille le renversement du vocabulaire : « Le national-socialisme a un terrible ennemi, pire que les tanks et les canons qui viennent de l’Est : c’est ce penchant irrationnel et primitif pour la liberté ! La liberté est la première prostituée du diable ! Nous avons une noble tâche : à coup de poings et d’idées, nous devons libérer l’homme tout-puissant et sage du poison de la liberté ! Le renoncement au culte de la liberté, c’est une victoire de l’homme nouveau sur la bête ! » [16]
Relevant les bêtes de cet opprobre, l’auteur de cette nouvelle rétablit la continuité empathique du monde et le lien de la vie à sa source, la liberté : « Ramm continuait pourtant de croire, en son for intérieur, qu’un esclave ne l’était jamais de par sa nature, mais uniquement parce que le sort l’avait voulu. Le désir de liberté, on pouvait le faire taire, mais non le détruire. Dans les camps et les prisons, il y avait de nombreuses personnes éprises de liberté. » [17] L’explosion de révolte de Ramm, au bistrot, est rapportée par Frau Anni à Lacht. La serveuse possède un « sacré talent » [18] d’évocation et d’imitation : « L’essentiel était qu’on lisait, grâce à elle, dans l’âme d’autrui. » L’empathie sert la délation, qui aliène l’âme à sa source vive. La révolte est parodiée afin d’être dénoncée. C’est dans cette enfilade de miroirs déformants que les propos de Ramm nous sont rapportés : « ‘Et quand vous abattez les vieux chiens et les vieux chats ! Eux qui vous ont donné toute leur affection et leur honneur, vous les livrez aux instituts de recherche où on les torture avant de les tuer ! Avez-vous vu les yeux de ces condamnés au moment où on vient les chercher et où ils se tournent vers leur maître : Protège-nous, fais quelque chose !’ Et Anni de conclure, épuisée : ‘Jamais vous ne pourrez être heureux !’ » [19]
Si l’on songe que « lacht » est la troisième personne, au présent, du verbe « lachen », « rire », on sent toute la dérision dont Grossman entoure cette perversion totalitaire, Lacht se montrant à la fois terriblement sarcastique et piteusement risible. « Mais, tout ce que cette créature sénile a proféré revient de fait à de la propagande antinazie. A force de fréquenter les bêtes, ce vieillard du zoo s’est lui-même animalisé. Il est ennemi du peuple allemand, un ennemi juré, dangereux. » [20] L’animal devient suspect de subversion. Le loup, les ours, la tigresse, le lion, le léopard, l’aigle aspirent à la liberté. « Il n’y a pas que les animaux qui ont besoin de respirer librement » [21], dit un « vieux mineur de la Ruhr » à sa femme, qui lui répond : « Tu ferais mieux de te taire ». Aux yeux de Ramm, le sort des hommes et celui des animaux se confondent comme destin de ce qui vit et se voit réduire à l’état d’objet : « Notre race des seigneurs semble croire que le monde entier ne vaut rien à côté d’elle. Des êtres bons, honnêtes, sympathiques et sans défense ont tout perdu, et eux, ils se sont emparés de ce que la vie a de meilleur. Si certains animaux les gênent, ils n’hésitent pas à exterminer toute l’espèce. C’est pour eux du sable, des briques. » [22] Et il conclut : « Mais aujourd’hui, il y a un nouveau système de sélection sacrément destructeur, bien plus cruel que les souffrances de la faim et de la lutte pour l’amour. Aujourd’hui survivent les nus, les gris, les osseux, ceux qui n’ont ni poil ni fourrure et dont la chair pue... C’est ça, la sélection chez nous ! Elle vise la destruction de tout ce qui vit. Les putois sont canonisés ! »
Krause, vieux relieur ami de Ramm, reprend la conception traditionnelle de l’animal comme être sauvage, en opposition à l’homme rationnel : « Même si beaucoup de gens se sont comportés pire que des bêtes ces dernières années. » Et le gardien du zoo de conter comment la nuit, il va de cage en cage, priant les animaux de patienter dans l’attente de la liberté : « Il n’y a qu’eux à qui je peux parler. » [23] Sous le terme « les gens » se confondent toutes les créature vivantes : « Mais peut-être que les justes se sauveront. Les gens sont trop malheureux ici et, quand on les conduit à l’abattoir, j’ai envie de croire qu’ils méritent un sort meilleur. » La nouvelle prend l’aspect d’une fable. Promu directeur du zoo par un officier russe, Ramm pleure la mort de Fritzi, le gorille, frappé à la poitrine par un éclat d’obus. Le zoo, comme Berlin, est libéré : « Près des cages où se trouvaient les animaux abasourdis par le combat nocturne se tenaient des soldats de l’Armée rouge. Ils les appelaient, leur passaient à travers les barreaux du pain, du sucre, des biscuits, du saucisson. » [24]
La figure animale permet de prendre, dans cette nouvelle, la mesure du chaos. Une froide cruauté, qui caricature la raison comme objective instrumentalisation du vivant, tourne en dérision toute émotion. « Mais pour les gens en blouses blanches et bleues, ces animaux qui passaient par la porte de l’abattoir n’étaient pas une manifestation de la vie : c’étaient des protéines, des graisses, de l’épiderme, des cornes, des os. » [25] Rudolf, « le fils d’un ami décédé » [26], qui a servi à Auschwitz, parle à Ramm « des chambres à gaz et des fours crématoires d’Auschwitz, de foules immenses de femmes et d’enfants tués par le gaz et brûlés dont les cendres servaient d’engrais pour les potagers » [27]. Cette « involution » marque un retour vers une précarité foncière de la vie quand le lien d’empathie entre les êtres disparaît sous l’effet de la terreur. Parlant du « SS malade », Rudolf, Grossman note : « Le pire, c’est qu’il n’était pas un monstre. Il était un homme, c’est tout. Enfant, il avait été gentil et agréable. Certes, la vie rendait les gens terribles ; mais les gens, eux, rendaient à la vie la monnaie de sa pièce. » Tout lien distendu, chacun escroquant tout le monde, les gardiens du zoo utilisant à leur profit l’argent destiné à l’entretien des animaux, la souffrance devient le seul témoignage de vie : « Un vacher frappa sur les yeux une vieille vache essoufflée qui, prostrée, traînait à l’arrière du troupeau. Par ce geste brutal, il semblait reconnaître le droit du bétail à être considéré comme vivant. La méchanceté des bergers s’expliquait justement par le fait que les animaux condamnés à l’abattoir restaient vivants jusqu’à la dernière minute ; ils refusaient d’avancer, se braquaient en voyant des objets sombres, s’arrêtaient pour uriner ou éprouvaient le désir de toucher l’asphalte humide de leur langue. » [28] La vie semble se définir comme un rapport défiant l’indifférence de l’altérité. Grossman l’exprime dans l’usage des mots, parlant pour un jeune veau de ses « petites cornes de bébé » et de « sa tête de bébé ». « Il poussa un petit meuglement, une plainte, demandant à être rassuré et aimé. » Il se heurte à la « rage froide » du vacher, car il retarde le « mouvement du troupeau ». La figure animale dévoile la « tristesse insondable » [29] de la vie et une sorte d’inquiétude que suscite son originelle vulnérabilité : « Celui qui avait croisé leur regard perdait son calme à jamais. » Cette étrangeté, nous devenant familière, car reflétant notre condition, nous rappelle à l’énigme qu’est l’existence de toute créature vivante.
[1] Vassili Grossman, « Tiergarten » (1953-1955), in Œuvres. Edition de Tzvetan Todorov. Paris : Laffont, 2006, p. 772.
[2] Tzvetan Todorov, Introduction, in ibid., p. v.
[3] Vassili Grossman, « Tiergarten » (1953-1955), in ibid., p. 771.
[4] Vassili Grossmann, Vie et destin (1955-1959), in ibid., p. 331.
[5] Ibid., p. 13.
[6] Ibid., p. 336.
[7] Vassili Grossman, « Tiergarten » (1953-1955), in ibid., p. 773.
[8] Ibid., p. 774.
[9] Ibid., p. 770.
[10] Ibid., p. 777.
[11] Ibid., p. 780.
[12] Ibid., p. 776.
[13] Ibid., p. 775.
[14] George Orwell, « Politics and the English Language » (avril 1946), in The Collected Essays, Journalism and Letters of George Orwell, Volume 4, In Front of Your Nose (1945-1950). Harmondsworth : Penguin, 1980, pp.156-170.
[15] Vassili Grossman, « Tiergarten » (1953-1955), in ibid., p. 780.
[16] Ibid., pp. 780-781.
[17] Ibid., p. 773.
[18] Ibid., p. 779.
[19] Ibid., p. 780.
[20] Ibid., p. 781.
[21] Ibid., p. 783.
[22] Ibid., p. 786.
[23] Ibid., p. 787.
[24] Ibid., p. 789.
[25] Ibid., p. 776.
[26] Ibid., p. 773.
[27] Ibid., p. 774.
[28] Ibid., p. 776.
[29] Ibid., p. 777.