L’esquive du tragique : « La route qui vient de Colone » d’E.M. Forster
23 avril 2016
Quel charme trouves-tu donc à aimer les gens malgré eux ? [1]
Rickie, qui représente en partie l’auteur dans The Longest Journey (1907, Le très long voyage) recommande de ne pas « acquiescer à la tragédie » [2]. Dans Maurice, la Grèce est la destination de l’ami perdu, ce qui fait dire au protagoniste, à propos du nom même de ce pays : « « Maurice détestait le mot même et, par une curieuse inversion, l’associait avec morbidité et mort. » [3] Se dérobant à son amour pour George, Lucy, dans A Room With a View (1908, Avec vue sur l’Arno), projette de se rendre en Grèce, pays du « drame classique » [4], qui brise l’élan de la vie par une sorte de perversion quasiment volontaire : « La vie ne lui apparaissait jamais comme un drame classique, dans lequel, à essayer de promouvoir nos chances, nous les brisons. » Au début de A Room With a View d’ailleurs, pour George, la révélation de l’amour s’oppose clairement à la mort. Dans « The Road from Colonus » (« La route qui vient de Colone », The Celestial Omnibus, 1911), le protagoniste est un vieil homme qui, visitant la Grèce, accomplit un rêve de jeunesse. Forster, cependant, avec humour, et une certaine ironie, prend le contrepied du drame en ses belles et nobles simplifications et rend compte de la vie en ses complexités sans charme.
Le titre indique sans ambages que la nouvelle se réfère à la tragédie de Sophocle, Œdipe à Colone. M. Lucas voyage avec sa fille, Ethel : « Madame Forman parlait toujours d’elle comme Antigone et M. Lucas s’efforçait de s’adapter au rôle d’Œdipe, qui paraissait le seul que lui autorisât l’opinion publique. » [5] Le vieil homme, comme Œdipe appelé à mourir, échappe à son escorte au tout début : « Peut-être atteignait-il l’âge auquel l’indépendance devient une valeur puisqu’on s’apprête si vite à la perdre. » [6] Descendant sur sa mule le long d’un coteau d’anémones et d’asphodèles, fleurs associées à la mort (la première à celle d’Adonis, la seconde fleurissant pour Perséphone en Hadès), il gagne un endroit frais, à l’ombre de platanes, baigné d’une source dont il approche afin de se pénétrer de son mouvement de régénérescence.
- La Grèce est un pays pour la jeunesse, se dit-il, debout sous les platanes, mais je vais le pénétrer, je vais le posséder. Les feuilles de nouveau verdiront, l’eau s’adoucira et le ciel redeviendra bleu. C’était ainsi il y a quarante ans et je vais tout regagner. La vieillesse me pèse vraiment ; je ne veux plus prétendre le contraire. [7]
Si Œdipe quitte les siens à l’appel des dieux et de la mort :
Quand ce fut fait, il enjoignit à ses filles, d’une voix forte, d’aller puiser de l’eau vive pour le bain et les libations. Les jeunes filles gravirent la colline de Déméter printanière qu’on aperçoit de là. Bientôt revenues, elles baignèrent et vêtirent leur père selon le rite. [8]
M. Lucas suit l’appel d’une nouvelle jeunesse dans le ravissement de l’eau vive, alors que la Grèce, jusqu’à présent, l’a déçu :
Mais Athènes était pleine de poussière ; Delphes, humide ; le défilé des Thermopyles, plat, et il avait écouté, étonné et cynique, les exclamations enthousiastes de ses compagnons. La Grèce ressemblait à l’Angleterre : c’était un homme vieillissant et cela ne revêtait aucune importance que celui-ci contemple la Tamise ou l’Eurotas. En elle résidait son dernier espoir de contredire cette logique de l’expérience, et c’était un échec. [9]
Tout ce qu’il lui reste, c’est le mécontentement, « et le mécontentement recèle des frémissements de vie ». M. Lucas ressent un « étrange désir » [10] de « mourir en luttant ». Les lignes narratives se recoupent, mais se contredisent, puisque Œdipe, résistant aux injonctions de Créon qui le presse de revenir à Thèbes (« Quel charme trouves-tu donc à aimer les gens malgré eux ? » [11], lui lance-t-il avec ironie), se soumet à l’appel divin (« ... mais peut-être quelque divin guide lui fut-il dépêché, ou bien le souterrain séjour, s’entrouvrant doucement, l’a englouti... » [12]), acceptant Thésée comme seul témoin de sa mort, assimilée à un « miracle ». M. Lucas, lui, sauvé par sa fille d’une façon peu élégante, étant hissé contre son gré sur sa mule et poussé par M. Graham, échappe à la mort sans s’en rendre compte immédiatement. Les asphodèles se font les messagers, après coup, de l’échappée belle. Un journal grec enveloppe les bulbes envoyés d’Athènes par Madame Forman pour la serre, annonçant que cette nuit-là, celle qu’il voulait passer dans la petite auberge, « une choquante tragédie se produisit » [13] ; un des platanes « ‘fut abattu par le vent dans la nuit et’ – attends – ô mon Dieu ! ‘tua en tombant les cinq occupants’ » de l’auberge. « L’endroit tout entier, dit le journal, n’est plus que ruines, et même le ruisseau a dévié de son cours. » La mort évitée, cet autre miracle, prend une allure cataclysmique, comme celle d’Œdipe : « Au bout de quelques pas, lorsque nous tournâmes la tête, le vieillard avait disparu. Nous aperçûmes seulement le roi, le visage caché par son bras levé devant ses yeux, comme à la vue d’une chose effrayante que le regard ne peut soutenir. » [14] L’appel du dieu s’était auparavant manifesté par des grondements de tonnerre. Ethel prend toute la dimension de l’esquive : « Considérant à quel point ils l’avaient échappé belle elle fut atterrée et demeura silencieuse. » [15] Elle laisse son père à son « babil » (« babbling ») ; le mot peut s’employer du babil d’un enfant ou d’un cours d’eau. Le mécontentement de son père lui a permis de ressaisir le cours du temps ; il ne cesse de maugréer. La vie se résume à ses désagréments, « et je ne peux supporter le bruit de l’eau qui coule » [16], dit-il, en contrepoint à la scène d’extase sous les platanes. Le mot est à prendre dans son sens premier, d’être hors de soi. Ce qui s’annonçait comme une rupture en prenant les allures d’un miracle s’interprète ensuite comme fatalité, ou œuvre du fatum. Y échapper paraît un miracle (« Une si merveilleuse délivrance porte à croire à la Providence » [17], remarque Ethel), mais ce dernier n’a rien de noble. « Ainsi lorsque M. Lucas pensa qu’il avait remporté la victoire, il se sentit tout à coup soulevé du sol, assis de travers sur la selle, tandis que le mulet, au trot, se mettait en route. » [18] Nous avons quitté la grandeur tragique pour tomber dans la mésaventure picaresque. Le drame a dévié de son cours.
La sensation de « l’événement suprême » [19] qui l’attendait et « changerait la face du monde », suscitée par cette « beauté cohérente » [20] trouvée dans le lieu auquel on accède en traversant une prairie d’asphodèles, a laissé place à la longue litanie des plaintes et des insomnies. « Tu avais l’air si différent, cher Papa, et tu m’as vraiment fait peur. J’ai maintenant l’impression que tu es de nouveau comme tu l’as toujours été. » [21] Œdipe lui aussi donnait à sa mort une signification décisive : « Fils d’Egée, je te découvrirai un trésor pour ce pays, un trésor inépuisable. » [22] Ce qu’il révèlera à Thésée lui permettra d’écarter pour Athènes « l’esprit de violence ». On assiste, dans la nouvelle de Forster, à un double miracle – ce saut de l’esprit hors du temps en une illusion de renouveau se voyant contredit par la continuité sans panache de l’existence quotidienne : « Vous avez sauvé mon père », dit Ethel à M. Graham. Ce véritable miracle de la vie qui va prend tous les dehors du ridicule : atteinte à la dignité du vieil homme, bagarre contre les occupants de l’auberge qui voient partir une chance de gagner de l’argent, retour aux agacements de tous les jours. Les allusions mythiques du début virent au ridicule lorsque l’assaillant de M. Graham s’étale, « la bouche en sang, dans les asphodèles ». Rien n’est sublimé. Forster déjoue le drame grec et son ironie dramatique : « L’ironie de la situation l’attirait fortement. Cela lui rappelait le drame grec, dans lequel les acteurs en savent si peu et les spectateurs, tellement. » [23] C’est au prix d’une certaine indifférence : « Il ne dit rien, car il n’avait rien à dire, et même son visage exprima peu d’émotion alors qu’il sentit passer l’ombre et entendit que le bruit de l’eau cessait. » [24] La scène est ambivalente puisque le vieillard se voit, comme un enfant, contrarié dans son caprice, pour lui exaltation sublimée, alors qu’il est littéralement « sauvé » par sa fille sans qu’elle embrasse la dimension de cette « délivrance » [25]. Ainsi utilisent-ils tous deux des mots dont ils ne mesurent pas la portée : « Il obéit et, à un autre instant, une saillie de la colline dissimula à jamais la dangereuse scène. » [26] Toutefois, le spectateur n’en sait pas davantage que les personnages, puisque ce sont les aléas de la vie qui sont à l’œuvre, non l’inexorabilité rétrospective du fatum. Une simple coïncidence, à traiter avec humour. Une fois la bagarre victorieusement conclue par la dextérité de M. Graham en matière de boxe, « le groupe des sauveteurs, s’ils doivent être ainsi considérés, battit en retraite, de façon désordonnée, vers les arbres » [27]. Qui sauve qui ? Et peut-être M. Lucas n’était-il pas, comme Œdipe à Colone, vraiment taillé pour cette forme de désintéressement tragique : « Comme Madame Forman l’aurait dit, tout cela était très grec et le délicat M. Lucas éprouva du contentement à l’idée qu’ils apportaient leur propre nourriture et prendraient leur repas en plein air. » [28] On est loin de l’acquiescement à la mort qu’exprime le chœur dans Œdipe à Colone et que cite E.M. Forster dans Maurice : « μὴ φῦναι τὸν ἅπαντα νικα λὸγον, soupiraient les acteurs en ce même endroit deux mille ans plus tôt. Même cette remarque-là, plus éloignée de la vanité que la plupart, s’avérait vaine. » [29] « Mieux vaut cent fois n’être pas né » [30], se plaint le chœur en décrivant les épreuves de la vie jusqu’à « l’odieuse, revêche, et débile vieillesse, / qui chasse les amis, / mais chez qui tous les maux se donnent rendez-vous ! » Lucas lui fait écho : « Quel besoin avait-il de retourner en Angleterre ? A qui manquerait-il ? Ses amis étaient morts ou froids. Ethel l’aimait d’une façon, mais, comme il était juste, concevait d’autres intérêts. Ses autres enfants, il les voyait rarement. Il n’avait qu’une autre parente, sa sœur Julia, qu’il craignait et détestait tout à la fois. Il n’éprouvait nul effort à lutter. Il serait un idiot, autant qu’un lâche, s’il s’éloignait de l’endroit qui lui apportait bonheur et paix. » [31] Et c’est Julia qui va venir vivre avec lui après le mariage d’Ethel : « Ce rappel n’était pas heureux, et M. Lucas émit une suite de soupirs à moitié distincts, à laquelle seule l’arrivée du courrier mit fin. » [32] La vie semble se poursuivre au mépris de la volonté du vieil homme, dont sa fille intercepte les lettres au propriétaire lorsqu’il se plaint, de sorte que les mots de « délivrance » [33] et de « Providence » qu’elle utilise à la fin prennent une résonance ironique : « M. Lucas, toujours en train de composer sa lettre au propriétaire, ne répondit pas. » L’esquive du tragique ôte à l’épreuve son caractère sublimé, ou héroïque, mais révèle l’impossibilité d’esquiver les désagréments d’une vie contrariée à tous points de vue : « La raison pour laquelle j’abandonne cette maison est la suivante : le chien aboie, les enfants d’à côté sont insupportables et je ne peux supporter le bruit de l’eau qui coule. » [34] Ethel, vraisemblablement, ne permettra pas cette esquive-là, si contraire à ses propres arrangements. Impossible, à part dans un sursaut symbolique qui nie la réalité sensible, d’esquiver le cours du temps. On comprend qu’Ethel se marie avec celui qui a « sauvé » [35] son père : « Cher Papa, si je n’avais pas été là, et si Arthur ne m’avait pas aidée, tu serais bel et bien mort. » [36]
L’ironie dramatique révèle à quel point l’expérience et le temps séparent les individus. La seconde partie de la nouvelle fait s’enchevêtrer deux monologues – véritable dialogue de sourds entre échappée dans l’avenir (le mariage d’Ethel) et accablement du présent (la cohabitation avec Julia, les rires des enfants, l’aboiement du chien, le bruit de l’eau courante), ce à quoi la vieillesse ne peut mettre fin. Un malentendu avait d’ailleurs suscité le désir de M. Lucas de passer la nuit à l’auberge des platanes, sa fille ayant juré ses grands dieux qu’elle passerait bien ici une bonne semaine : « Comment n’as-tu pas compris que je plaisantais ? » [37] Impossible d’esquiver cette disjonction avec autrui. On sourit du vieillard ; on sait s’y prendre avec lui, comme avec un enfant. Il est pris au piège des conventions, qui varient selon les situations et que Forster dénonce dans son œuvre.
C’est le roman qui rend compte de cette complexité sans exercice de sublimation. « Les êtres humains éprouvent dans le roman leur grande chance » [38], écrivait Forster dans Aspects of the Novel (Aspects du roman, 1927). Le roman se situe dans le temps et conte une histoire ; il se situe dans l’Ouvert : « L’expansion. C’est l’idée à laquelle le romancier doit s’attacher. Pas d’achèvement. Ne pas conclure, mais ouvrir. » Tout l’inverse du tragique, lié au sacrifice, et donc à la rupture. Le récit se voue à la continuité. A certains égards, il est esquive de la crainte, car il introduit l’infini (le souffle du conte) dans le fini (la clôture de la nécessité).
[1] Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet. Edition de Robert Pignarre. Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p. 282.
[2] E.M. Forster, The Longest Journey, (1907). London : Penguin, 2006, p. 55.
[3] E.M. Forster, Maurice (1913-14 ; 1971). London : Penguin, 2005, p. 97.
[4] E.M. Forster, The Longest Journey, op. cit., p. 260.
[5] E.M. Forster, « The Road from Colonus » (1911), in Collected Short Stories. London : Penguin, 1954, p. 96.
[6] Ibid., p. 95.
[7] Ibid., p. 97.
[8] Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet, op. cit., p. 303.
[9] E.M. Forster, « The Road from Colonus » (1911), in Collected Short Stories, op. cit., p. 96.
[10] Ibid., p. 97.
[11] Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet, op. cit., p. 282.
[12] Ibid., p. 304.
[13] E.M. Forster, « The Road from Colonus » (1911), in Collected Short Stories, op. cit., p. 107.
[14] Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet, op. cit., p. 304.
[15] E.M. Forster, « The Road from Colonus » (1911), in Collected Short Stories, op. cit., p. 108.
[16] Ibid., p. 107.
[17] Ibid., p. 108.
[18] Ibid., p. 104.
[19] Ibid., p. 103.
[20] Ibid., p. 99.
[21] Ibid., p. 105.
[22] Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet, op. cit., p. 300.
[23] E.M. Forster, The Longest Journey, op. cit., p. 217.
[24] E.M. Forster, « The Road from Colonus » (1911), in Collected Short Stories, op. cit., p. 104.
[25] Ibid., p. 108.
[26] Ibid., p. 105.
[27] Ibid., p. 104.
[28] Ibid., p. 95.
[29] E.M. Forster, Maurice, op. cit., p. 101.
[30] Sophocle, Œdipe à Colone, in Théâtre complet, op. cit., p. 294.
[31] E.M. Forster, « The Road from Colonus » (1911), in Collected Short Stories, op. cit., p. 102.
[32] Ibid., p. 106.
[33] Ibid., p. 108.
[34] Ibid., p. 107.
[35] Ibid., p. 104.
[36] Ibid., p. 107.
[37] Ibid., p. 101.
[38] E.M. Forster, Aspects of the Novel (1927). London : Penguin, 2005, p. 149.