Sommaire par numéro | Sommaire par thème

Accueil > à propos > L’esquive > L’épreuve et le travail d’esquive de l’esprit : quelques nouvelles d’E.A. (...)

L’épreuve et le travail d’esquive de l’esprit : quelques nouvelles d’E.A. Poe

23 avril 2016

par Anne Mounic

Edgar Allan Poe Deux nouvelles d’E.A. Poe attirent l’attention au regard de la notion d’esquive, « A Descent into the Maelström » (« Descente dans le maelstrom », 1841) et « The Pit and the Pendulum » (« Le puits et le pendule », 1843), mais l’esquive n’y évite pas l’épreuve. Nous pourrions dire qu’elle s’en déduit, même si le salut, dans « The Pit and the Pendulum » peut paraître dû à l’intervention miraculeuse d’un deus ex machina. Néanmoins, ce sauvetage inattendu n’élude pas l’effort de l’esprit à surmonter l’épreuve par le raisonnement. L’acquiescement à affronter l’abîme précède la délivrance, sur le modèle d’Abraham obéissant aux ordres de Dieu pour assister au dernier moment à un retournement extraordinaire de situation, annoncé sans le savoir par le patriarche lui-même lorsqu’il dit : « Et nous nous prosternerons et nous retournerons vers vous » [1] (Genèse 22, 5). Henri Meschonnic parle en note d’« ironie dramatique » [2]. C’est en tout cas une relation de parole qui s’établit entre Dieu et Abraham : « Et il lui a dit Avraham et il a dit me voilà » (22, 1), puis : « Et a crié vers lui un envoyé d’Adonaï du ciel et il a dit Avraham Avraham / Et il a dit me voilà » [3] (22, 11). L’usage du datif éthique, nous dit le traducteur, marque une insistance sur la personne. La perception d’Abraham et celle de Dieu est également mise en relief : « Le troisième jour et Avraham a levé les yeux et il a vu le lieu de loin » [4] (22, 4) ; « Et Avraham a dit Dieu verra lui l’agneau pour l’immolation mon fils » [5] (22, 8) ; « Et Abraham a levé ses yeux et il a vu et voilà un bélier » (22, 13) ; « Et Avraham a crié le nom de celui-là Adonaï Yiré Adonaï voit / D’où il est dit aujourd’hui dans la montagne d’Adonaï il se donne à voir » (22, 14). Il s’établit entre Abraham et Adonaï une série d’allers et retours de parole, de cris et de vision, qui élude le sacrifice : « à la place de son fils » (22, 13). De cette mutualité se déduit l’ouvert ; la fatalité est levée ; le sacrifice, esquivé. La parole réciproque tisse un possible. Dans cet épisode, le dialogue est rapporté, dans la traduction, à la troisième personne alors que, plus loin dans la Genèse, le Je et le Tu apparaissent dans le rêve de l’échelle où Jacob est un Tu, dont Adonaï pénètre le songe : « La terre sur laquelle toi tu couches à toi je la donnerai et à ta descendance » [6] (28, 13). Ensuite, dans la lutte avec l’ange, le patriarche s’adresse directement à l’envoyé de Dieu : « Et il a dit je ne te renverrai pas que tu ne m’aies béni » [7] (32, 27). L’alliance, à chaque fois, fait naître l’avenir dans la parole, à rebours du fatum.

Juste avant la délivrance, à la fin de « The Pit and the Pendulum », le narrateur perçoit « un murmure discordant de voix humaines » [8]. De même, le narrateur de « A Descent into the Maelström » retrouve après l’épreuve ses compagnons, puis la parole, mais il n’est pas cru lorsqu’il raconte son histoire.
Dans la première nouvelle, qui est un récit dans un récit, le narrateur conte son voyage en Norvège jusqu’au lieu où se contemple le maelström et le vieil homme qui l’accompagne lui raconte son initiation dans ces tourbillons marins afin de rapporter une pêche substantielle, « le fait de risquer sa vie tenant lieu de travail et le courage répondant du capital » [9]. Le vieil homme se substitue au premier narrateur en tant que Je. Il narre comment il se retrouva avec ses deux frères au cœur du maelström, dans une tension et un paysage apocalyptiques (« ... et je songeai, évidemment, qu’un autre instant allait nous plonger dans l’abîme » [10]). On notera que le temps (qui passe) joue un rôle actif dans l’aventure, qui devient initiation au moment où le narrateur décide d’abandonner l’espoir au profit de la curiosité. La terreur laisse alors place à la réflexion. Ainsi la volonté d’explorer le mystère, désir tout poétique, permet-elle de l’affronter, même si toute forme d’avenir paraît se dérober, l’océan prenant l’allure d’un « immense mur en convulsions entre nous et l’horizon » ou d’une « haute et noire chaîne de montagnes » [11]. Le narrateur se compare à un prisonnier, puis décrit, « au bord de l’abîme » [12], la terreur s’emparant de son frère et le poussant à détruire tout lien de solidarité fraternelle. Dans l’étonnant contraste de lumière et de ténèbres, le narrateur analyse quasiment scientifiquement la situation, observant à quelle vitesse les différentes formes se voient précipiter au fond. N’oublions pas que l’exergue contenait une référence au puits de Démocrite : « La façon dont Dieu agit dans la nature, comme selon la Providence, diffère de la nôtre ; et les modèles que nous concevons n’égalent pas non plus en immensité, en leur caractère insondable et impénétrable Ses œuvres, qui possèdent en elles une profondeur plus grande que le puits de Démocrite. » Poe attribue cette réflexion à Joseph Glanvill (1636-1680), l’un des platoniciens de Cambridge disciples de Henry More (1614-1687). Pour Glanvill une part du surnaturel échappait à la raison. Poe, lui, dans un premier temps, s’incline devant la grandeur supra-individuelle, puis surhumaine, du mystère qui, nous l’avons vu, aiguise sa curiosité. Ensuite, il adopte l’attitude analytique de l’observation et du raisonnement, attitude scientifique s’il en est, se confrontant à l’erreur et tentant de la déjouer en unissant mémoire et attention. Il finit par énoncer des conclusions empiriques, remarquant la plus forte résistance du cylindre sur la sphère, et prend la décision de se jeter à l’eau agrippé à un tonneau, en faisant signe à son frère de l’imiter. L’esquive tient de l’acquiescement et de la résistance. Poe la situe dans un instant qui fait le lien entre le temps et l’éternité ; c’est, en termes kierkegaardiens, l’instant de la reprise, fait d’acquiescement à la perte de l’instant et de foi dans la puissance singulière de sa ressaisie par l’esprit. C’est aussi le mouvement de l’initiation, ou seconde naissance, par laquelle l’acte de traverser l’épreuve et d’esquiver la fatalité se substitue à l’herméneutique, ou déchiffrement de signes dans leur inaccessible extériorité. La personne qui agit se met au monde au sein de la durée qu’elle modèle. C’est en embrassant l’instant sous tous ses aspects et avec tous les moyens de l’esprit que se sauva le vieil homme, pas si vieux que cela ; c’est l’épreuve qui lui aura donné ses cheveux blancs, couleur de l’initiation. Le naufrage devient une « descente », comparable à la catabase des Anciens. La descente aux enfers elle aussi ouvre l’avenir. La connaissance rétrospective du fatum s’y convertit en quête prospective du futur. Voici sans doute une définition de l’esquive, d’autant plus convaincante si nous gardons en mémoire cette ambivalence étymologique, la crainte (le francique skiuhjan pour « craindre ») devenant la capacité d’éviter adroitement ce qui l’aurait suscitée. De même le pharmakon est-il tout à la fois « poison » et « remède ». On songe au coup de talon ailé d’Hermès, si bien décrit par Gaston Bachelard dans L’air et les songes (1943), le « talon dynamisé » [13] correspondant à un « instant dynamisé » : « Nous le sentons bien, une force est en nous et nous connaissons le secret qui la déclenche. Le retour vers la terre n’est pas une chute, car nous avons la certitude de l’élasticité. » [14] On notera aussi, pour ce qui est de la « Descente dans le maelström », qu’elle se produisit au bout de « six ans » [15], donc la septième année, le chiffre sept correspondant au terme de la création, repos de Dieu et liberté de l’homme ; et qu’elle dura « six heures » [16], le temps pour l’esprit de se mettre au monde.

Dans la seconde nouvelle, véritable descente aux enfers, puisque le mot anglais « pit », qui désigne le « puits de mine », la « fosse » ou la « trappe », entre autres équivalents, s’emploie aussi pour « l’enfer », nommé dès la fin du premier paragraphe : « ... toutes sensations eurent l’air de s’engloutir dans une folle descente précipitée pareille à celle de l’âme en Hadès » [17], le narrateur est condamné à mort par l’Inquisition et précipité dans une geôle à Tolède. Sur les « lèvres des juges vêtus de noir », il lit son « Destin », que la qualité de son raisonnement va dans un premier temps lui permettre d’esquiver. « Dans la mort – non ! même dans la tombe, tout n’est pas perdu. Autrement, il n’est pas d’immortalité pour l’homme. » [18]

L’étreinte du lieu se resserre tandis que la résistance de l’esprit s’aiguise. Le narrateur passe dans un premier temps par l’épreuve du gouffre. Poe emploie le mot « gulf », du grec kolpos, comme « golfe » et « gouffre » en français ; le mot signifie « golfe », mais aussi « profound depth (in a river, the ocean) ; the deep (poet.) » ainsi que : « an absorbing eddy ; a whirlpool » (Oxford English Dictionnary). La parenté avec « A Descent into the Maelstrôm » se confirme dans l’usage de ce mot qui désigne aussi l’abysse et le gouffre, ainsi que le tourbillon qui engloutit. Sans doute Baudelaire s’en souviendra-t-il en chantant « L’homme et la mer » : « Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer » [19], ou bien l’« Hymne à la beauté » : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme / O Beauté » ? » [20] et évoquant Pascal : « Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant. » [21]. Le terme grec, à l’origine, signifie le « sein » maternel, puis le « ventre », les « entrailles » (Bailly). L’initiation connait une orientation double, intérieure et extérieure ; la conscience se forge à l’altérité sous ses deux aspects, le monde à étreindre et l’intime à manifester.

Dans le retour à la vie après l’évanouissement se succèdent deux étapes ; d’abord, celle du sentiment de l’existence mentale et spirituelle ; ensuite, celle du sentiment de l’existence physique. Il paraît probable que si, accédant à la seconde étape, nous pouvions nous rappeler les impressions de la première, nous les trouverions éloquentes en souvenirs du gouffre par-delà. Et ce gouffre est – quoi ? Comment au moins distinguer ses ombres de celles de la tombe ? Mais si les impressions de ce que j’ai nommé la première étape ne reviennent pas, à volonté, à la mémoire, pourtant, au bout d’un long intervalle, ne viennent-elles pas spontanément tandi que nous nous émerveillons de leur provenance ? [22]

L’épreuve du gouffre est une initiation, qui participe de la réminiscence platonicienne tout en se réservant une postérité (Poe emploie le mot « beyond », que j’ai traduit par « par-delà », et qui implique une forme de dépassement). Il décrit le double mouvement d’éveil, le désir de quiétude se heurtant à celui de saisir ce qui se passe, la terreur succédant à la pensée, avant que le narrateur n’ouvre les yeux : « La noirceur de la nuit éternelle m’enveloppait. Je luttai pour respirer. L’intensité de l’obscurité me donnait l’impression d’oppression et d’étouffement. » [23] Condamné à mort, il se sent voué au « sacrifice ». Il conjugue ensuite mouvement physique (il se redresse, étend les bras, puis marche), mesure de l’espace et recherche d’un « faible rai de lumière » [24] : « J’avançai de plusieurs pas, trouvant toujours le noir et le vide. Je respirai plus librement. Il me sembla évident que mon sort, au moins, échappait à la pire horreur. » Le mouvement physique, prélude à celui de l’esprit, porte en lui une forme de soulagement et une promesse de liberté, si infimes soient-elles. L’espoir réside dans la puissance du sujet. L’esprit s’affaire à se situer, mesurant l’espace avec les moyens disponibles, dans sa largeur, puis sa profondeur une fois le puits découvert. Le son en révèle la dimension, puis la ténèbre se voit surmonter, durant l’espace d’un éclair, de lumière : « Au même moment se fit entendre un bruit ressemblant à la brève ouverture et à la preste fermeture d’une porte au-dessus, tandis qu’une faible lueur perça soudain l’obscurité et disparut aussi soudainement. » [25] La lumière étant, le narrateur perçoit clairement son sort. Ce bref éclair prélude à une prise de conscience de plus en plus précise, qui fait partie de l’épreuve. Les verbes désignant la vision sont répétés, voire martelés, comme dans l’épisode du sacrifice esquivé d’Isaac. C’est la figure du Temps que le narrateur découvre dans cette nouvelle lumière, pareille à un pendule descendant lentement sur lui et muni d’un « croissant d’acier luisant » [26] au « bord inférieur manifestement tranchant comme un rasoir ». On songe de nouveau à Baudelaire, mais cette fois-ci dans un petit poème en prose, « La chambre double » : « Oui ! le Temps règne ; il a repris sa brutale dictature. Et il me pousse, comme si j’étais un bœuf, avec son double aiguillon. » [27] L’esquive consiste là dans l’usage de la « fiole de laudanum » et dans la « béatitude » [28] poétique et spirituelle induite. Le narrateur de Poe est pris entre la menaçante structure temporelle et l’avidité des rats qui guettent son manger. De surcroît, on le condamne à la soif dans ce monde sublunaire (l’usage du mot « crescent », « croissant », pour décrire la lame suggère cette expression aristotélicienne [29]) ; « cela faisait partie du plan démoniaque que de me précipiter dans l’abîme » [30]. Comme dans la nouvelle considérée précédemment, c’est le travail de l’esprit qui va préparer la « délivrance » [31] ; utilisant les rats, le narrateur se libère de ce qui fait obstacle à ses mouvements, aboutissant à ce paradoxe : « Libre ! – et sous l’emprise de l’Inquisition ! » [32] Puis le lieu se métamorphose sous l’effet de l’incendie, qui avait déjà insinué une faible clarté auparavant, et la délivrance fait figure de véritable nouvelle naissance, les murs se resserrant, des voix se faisant entendre et un bras providentiel le saisissant au moment où, « perdant connaissance » [33], il tombe « dans l’abîme ». « C’était celui du général Lassalle. L’armée française était entrée dans Tolède. L’Inquisition était aux mains de ses ennemis. » L’esquive se déduit d’une association de transcendance (cette lumière providentielle qui permet la vision) et d’immanence (cette activité intérieure qui permet de traverser l’épreuve). La conscience est une forme de transcendance intérieure permettant l’esquive. L’intervention opportune du général Lassalle fait penser à celle de « l’envoyé d’Adonaï », qui interrompt le sacrifice.

Dans ces deux nouvelles, comme dans celles qui relatent des enquêtes policières, Poe insiste sur la part active du raisonnement, parlant de « calcul des probabilités » [34] dans « The Mystery of Marie Rogêt » (« Le Mystère de Marie Rogêt », 1842). Dans « The Murders in the Rue Morgue » (« Les Meurtres dans la rue Morgue », 1841), à la responsabilité humaine se substitue la culpabilité de l’animal – autre forme d’esquive. « Et Avraham a levé ses yeux et il a vu et voilà un bélier » [35] (Genèse 22, 13). L’esprit du récit, visant à la continuité, esquive le sacrifice.

Notes

[1Henri Meschonnic, Au Commencement : Traduction de la Genèse. Paris : Desclée de Brouwer, 2002, p. 104.

[2Ibid., p. 305.

[3Ibid., p. 105.

[4Ibid., p. 104.

[5Ibid., p. 105.

[6Ibid., p. 135.

[7Ibid., p. 159.

[8E.A. Poe, « The Pit and the Pendulum » (1843), in The Portable Poe. Edited by Philip Van Doren Stern. London : Penguin Books, 1973, p. 172.

[9E.A. Poe, « A Descent into the Maelström » (1841), in ibid., p. 141.

[10Ibid., p. 146.

[11Ibid., p. 147.

[12Ibid., p. 148.

[13Gaston Bachelard, L’air et les songes : Essai sur l’imagination du mouvement. Paris : Corti, 1943, p. 39.

[14Ibid., p. 38.

[15E.A. Poe, « A Descent into the Maelström » (1841), in op. cit.., p. 141.

[16Ibid., p. 133.

[17E.A. Poe, « The Pit and the Pendulum » (1843), in ibid., p. 155.

[18Ibid., p. 156.

[19Charles Baudelaire, « L’homme et la mer », in Les Fleurs du Mal (1857). Paris : Le Livre de Poche, 1067, p. 29.

[20Charles Baudelaire, « Hymne à la beauté », in ibid., p. 35.

[21Charles Baudelaire, « Le Gouffre », in ibid., p. 204.

[22E.A. Poe, « The Pit and the Pendulum » (1843), in op. cit., p. 156.

[23Ibid., p. 158.

[24Ibid., p. 159.

[25Ibid., p. 161.

[26Ibid., p. 165.

[27Charles Baudelaire, « La chambre double », in Le Spleen de Paris (1863). Paris : Le Livre de Poche, 1969, p. 22.

[28Ibid., p. 21.

[29Aristotle, Meteorology, Book 2, Part 3, Internet Classics : http://classics.mit.edu/Aristotle/meteorology.html.

[30E.A. Poe, « The Pit and the Pendulum » (1843), in op. cit., p. 165.

[31Ibid., p. 168.

[32Ibid., p. 170.

[33Ibid., p. 173.

[34E.A. Poe, « The Mystery of Marie Rogêt » (1842), in op. cit., p. 377.

[35Henri Meschonnic, Au Commencement : Traduction de la Genèse, op. cit., p. 105.


temporel Contact | sommaire par numéro | sommaire par thème | rédaction | haut de page