John Keats, « To Autumn »
22 septembre 2014
I
Season of mists and mellow fruitfulness,
Close bosom-friend of the maturing sun ;
Conspiring with him how to load and bless
With fruit the vines that round the thatch-eves run ;
To bend with apples the moss’d cottage-trees,
And fill all fruit with ripeness to the core ;
To swell the gourd, and plump the hazel shells
With a sweet kernel ; to set budding more,
And still more, later flowers for the bees,
Until they think warm days will never cease,
For Summer has o’er-brimm’d their clammy cells.
II
Who hath not seen thee oft amid thy store ?
Sometimes whoever rocks abroad may find
Thee sitting careless on a granary floor.
Thy hair soft-lifted by the winnowing wind ;
Or on a half-reap’d furrow round asleep,
Drows’d with the fume of poppies, while thy hook
Spares the next swath and all its twined flowers :
And sometimes like a gleaner thou dost keep
Steady thy laden head across a brook ;
Or by a cyder-press, with patient look,
Thou watchest the last oozings hours by hours.
III
Where are the songs of Spring ? Ay, where are they ?
Think not of them, thou hast thy music too, ‒
While barred clouds bloom the soft-dying day,
And touch the stubble-plains with cosy hue ;
Then in a wailful choir the small gnats mourn
Among the river sallows, borne aloft
Or sinking as the light wind lives or dies ;
And full-grown lambs loud bleat from hilly bourn ;
Hedge-crickets sing ; and now with treble soft
The red-breast whistles from a garden-croft ;
And gathering swallows twitter in the skies.
A l’automne
I
Saison de brumes et de moelleuse fécondité,
Amie très intime du soleil qui mûrit ;
Tu conspires avec lui afin de bénir d’un fardeau
De fruit la vigne qui court sous la saillie du toit de chaume ;
De faire ployer de pommes les arbres moussus de la chaumière,
Et d’emplir tout fruit de maturité jusqu’au cœur ;
D’enfler la gourde et de bonder les coques des noisettes
D’un douce amande ; de faire toujours davantage
Bourgeonner les fleurs tardives pour les abeilles,
Jusqu’à ce qu’elles pensent que les jours de chaleur jamais ne cesseront,
Car l’été sature leurs poisseuses alvéoles.
II
Qui ne t’a pas vue souvent parmi tes provisions ?
Parfois quiconque cherche au-dehors risque de te trouver
Assise sans souci sur le sol d’un grenier,
Ta chevelure ondulant au vent vanneur qui la soulève :
Ou sur un sillon à moitié moissonné profondément endormie,
Assoupie à l’exhalaison des pavots, tandis que ta faucille
Epargne le prochain andain et toutes ses fleurs enroulées :
Et quelquefois telle un glaneur tu maintiens
Ta tête chargée en travers d’un ruisseau ;
Ou près d’un pressoir à cidre, d’un regard patient,
Tu observes d’heure en heure les derniers suintements.
III
Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ?
N’y pense pas ; toi aussi, tu as ta musique, ‒
Tandis que des nuages striées fleurissent la douce mort du jour,
Et caressent d’une teinte rosée les chaumes sur la plaine ;
Alors en un chœur plaintif pleurent les menus moucherons en deuil
Parmi les saules sur la rive, soulevés
Ou bien sombrant au gré du vent léger, vivant ou mourant ;
Et les agneaux grandis bêlent avec force près du ru sur la colline ;
Les grillons des haies chantent ; et désormais d’un doux soprano
Le rouge-gorge siffle dans le clos d’un jardin ;
Et les hirondelles qui se rassemblent pépient dans les cieux.
Continuité et plénitude dans l’ode « A l’automne » de John Keats
L’ode « A l’automne », « To Autumn », fut composée en septembre 1819 et publiée en 1820. Le poète s’adresse à la saison, qu’il décrit avec une richesse d’images sensibles et sensuelles. Le poème se compose de trois strophes de onze pentamètre iambiques suivant le schéma de rimes suivant : ababcdedcce ou ababcdecdde.
Dès le premier vers, la saison est associée à une notation réaliste ainsi qu’à un concept abstrait (fruitfulness / fécondité) auquel l’adjectif (mellow : moelleux) offre sa substance. L’allitération en m- donne une impression de douceur, d’autant plus que cette consonne étant une bilabiale, elle fait appel à un mouvement des lèvres qui unit en leur incarnation dans la bouche le sens du goût et le bonheur de la parole. Le vers se distingue par une parfaite cohérence sonore, entre consonnes liquides (l et m) et fricatives (s et f). La saison est décrite à mi-voix dans toute son ambiguïté, les brumes et la mélancolie autant que la fécondité et la vie.
L’automne est lié à l’intimité, avec l’adjectif « close » et le mot composé « bosom-friend » qui redoublent le sens (Amie très intime), ainsi qu’à la maturité. Le rôle du soleil à cet égard est souligné. La conspiration de la saison et de l’astre est d’ailleurs très sensuelle ; elle évoque dans le mythe les noces du ciel et de la terre. Cette féconde intensité du moment se marque dans le choix des verbes qui, saturant leur objet, expriment une absolue plénitude : « load and bless / With fruit ; bénir d’un fardeau / De fruit). Le pouvoir de création de la nature mêle immanence et transcendance. « Load » donne substance à la bénédiction. Le terme ici peut être un souvenir de la prière à la Vierge (blessed the fruit of thy womb / le fruit de tes entrailles est béni). La vue de l’automne devient vision en cette spiritualisation de la substance des choses. Le mouvement est double, incarné et magnifié.
Le paysage, familier, est décrit avec une grande précision visuelle : « the vines that round the thatch-eves run » / « la vigne qui court sous la saillie du toit de chaume ». L’impression est rendue dans le mouvement ; il en est de même au vers 5. L’intensité se mesure ensuite à l’association du principe abstrait de « maturité » (« ripeness ») avec l’anatomie, pour ainsi dire, du fruit : « core » signifie « trognon », mais « maturité jusqu’au trognon », qui donne en français une sensation d’agressivité, ferait mauvais effet. Nous demeurons donc un peu plus abstrait et nous contentons de « maturité jusqu’au cœur », qui préserve le mouvement, dont la saison est amplement dotée avec des verbes comme « bend, fill, swell, plump, set budding » / « ployer, emplir, enfler, bonder, faire bourgeonner ». Complice du soleil, elle partage avec lui son pouvoir mâle d’engendrement, même si, plus tard, dans la deuxième strophe, avec sa chevelure, elle semble pencher vers le féminin, d’où mon choix d’accord avec « saison » plutôt qu’avec « automne » dans l’ensemble du poème.
L’intensité se marque par le fait que tous les fruits sont saturés de maturité : « all fruit, the gourd, the hazelnut, the bees’ clammy cells » / « tout fruit, la gourde, la noisette, les poisseuses des abeilles ». Cette abondance digne de l’âge d’or pourrait suggérer un arrêt du temps : « Until they think warm days will never cease » / « Jusqu’à ce qu’elles pensent que les jours de chaleur jamais ne cesseront ». La capacité de penser prêtée aux abeilles accroît l’impression de sympathie unissant la saison, le soleil, les éléments naturels et le poète lui-même. Ce sentiment d’empathie parcourt la première strophe.
Le poète s’adresse plus directement à l’automne dans la deuxième strophe ; la saison s’en voit donc personnifiée plus nettement. On peut la voir au milieu de ses provisions. Elle peut s’asseoir, voire s’assoupir ; elle a tête et yeux, tout comme une personne. Elle gagne, en somme, un corps métonymique par l’effleurement de tout ce qu’elle offre. Elle appartient à l’univers et l’englobe tout à la fois puisqu’elle se meut d’activité en activité, de saison. Cette ubiquité active lui donne une présence quasi divine. « Who hath not seen theee oft amid thy store ? / Qui ne t’a pas vue souvent parmi tes provisions ? » Les adverbes de fréquence, « oft, sometines / souvent, parfois, quelquefois » accroissent cette impression. Cette figure d’abondance est aussi mobile dans l’espace, par les diverses activités qu’elle suscite, que dans le temps, par ce lent mûrissement des fruits de ce monde. La saison étreint le cosmos et son corps se confond avec lui : « Thy hair soft-lifted by the winnowing wind / Ta chevelure ondulant au vent vanneur qui la soulève ». L’allitération et assonance « winnowing wind » incarne dans les mots cette palpitation de la chevelure et des tiges tandis que le participe passé composé « soft-lifted » unit le mouvement et sa qualité dans le même élan d’évocation. « Winnowing », qui se réfère à l’action de vanner, renvoie également à une activité de saison, décrite dans le vers suivant. L’ambivalence du monde pastoral se fait jour par le jeu de la faucille qui épargne l’andain. Quant aux derniers suintements, ils expriment la notion de parachèvement, qui correspond, du point de vue de l’activité, à l’idée de saturation qui traverse la première strophe. Il s’agit à chaque fois de plénitude, même s’il est suggéré que celle-ci n’est qu’heureuse illusion (« Until they think / Jusqu’à ce qu’elles pensent ») ou lent épuisement (« the last ooozings / les derniers suintements »). L’apogée précède la chute ; le temps ne cesse de s’écouler, malgré l’assoupissement grâce à « l’exhalaison des pavots », qui semble parler d’ivresse et retarder la fin.
La troisième strophe, juste après l’évocation (hours by hours / d’heure en heure) du devenir, débute par une bouffée de nostalgie : « Where are the songs of Spring ? Ay, where are they ? / Où sont les chants du printemps ? Oui, où sont-ils ? ». La répétition amplifie le regret. Le poète prête à l’automne ses propres sentiments. Il tente de se consoler de cette mort douce, de ce deuil, de cet équilibre précaire entre vie et mort. Les nuages « fleurissent » le ciel du soir, persistance du printemps dans le vocabulaire choisi, tout comme la teinte rosée évoque les floraisons d’avril en s’associant avec le toucher. Les « moucherons » se soulèvent encore sous le vent, malgré le deuil. Les agneaux nés en avril sont adultes ; l’expression, en français, « agneaux adultes », paraît inappropriée ; j’ai donc choisi de parler des « agneaux grandis », ce qui implique une prolongation du printemps. Par les derniers vers, nous nous élevons vers les hirondelles, leur rassemblement annonçant leur prochaine absence. Le poème s’achève en équilibre sur cet abîme seulement suggéré, dans la continuité d’un renouveau mûrissant jusqu’à sa fin. Les mots, dans cette dernière strophe, hésitent entre vie (« bloom, touch, borne aloft, lives, full-grown lambs loud bleat, sing, whistles, gathering, twitter / fleurissent, caressent, soulevés, vivant, les agneaux grandis bêlent avec force, chantent, sifflent, se ressemblent, pépient ») et mort (« soft-dying, wailful, mourn, dies, sinking / douce mort, plaintifs, pleurent, en deuil, mourant, sombrant). Les deux mouvements s’étreignent en une lutte sans violence qui n’est que continuité de la vie. Elévation et descente alternent aussi dans l’Ode au rossignol, qui s’achèvent sur un questionnement, équilibre précaire entre désir de l’esprit et éveil à l’amère réalité. Toutefois, dans l’ode à l’automne, l’œuvre du temps n’est pas niée comme dans l’Ode à une urne grecque. Le désir arrêté avant de s’assouvir tente d’éluder le devenir. Par contre, dans l’ode à l’automne, la saison atteint une forme de complétude, prélude à une nouvelle attente, mais c’est un sentiment de continuité qui prévaut et prend sa pleine résonance dans les échos sonores et le déploiement du vers. Qu’il soit lié au suivant par enjambement ou s’achève à la rime, il est constamment dépassé par la phrase. La première strophe n’en contient qu’une ; les deuxième et troisième, après les question initiales, n’en contiennent à leur tour qu’une chacune également. Cette plénitude sonore et syntaxique se comble jusqu’à la proche absence, que le poème suggère en se gardant d’entamer ce dernier sommet de vie parachevée dans sa matérialité et son utopie, mêlées dans leur commune splendeur. Le monde mûrit dans la saveur de nos paroles.