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Jacques Sicard, prose

26 septembre 2011

par Jacques Sicard

Vivre sa vie


Vivre sa vie
de Jean-Luc Godard

Il n’y a pas à proprement parler de profondeur de champ.
Il y a un décollement de la lumière enregistrée de son support matériel.
Lumière elle-même stratifiée, composée d’une superposition de couches. Aucune n’est posée sur l’autre, mais flotte au-dessus d’elle. L’air qui circule entre ne se respire. Tout est de l’ordre de l’imperceptible.
Une superposition sans contact de couches neutres, allant du noir profond au blanc le plus éthéré, en passant par toute la gamme suggestive des gris, notamment un pastel anthracite dont la légèreté, l’effet de gaze assure à lui seul ce singulier partage du sensible.
Partage qui garde le seul sens de division et qui, indépendamment de la vie soufferte, est plus proche du multivers des scientifiques que du futur montage par surimpression, ce qui en fait une manière de tapis volant.

*

Dispensé de vivre sa vie, on est libre de vivre sa vue. Un homme et une femme filmés de dos. Filmés d’un dos l’autre. A ne voir que les dos. A tour de rôle se masquant. Le couple disjoint des dos masquant à leur tour les mots que leurs bouches invisibles prononcent. A l’exception des mots qui disent la rupture entre les faces de ces dos, qui ont décidés de masquer à jamais la part commune qui hier s’enlaçait et riait. C’est en se détournant de tout que commence un amour, c’est en s’adossant à l’autre qu’il finit.

Face à ces dos parlants de la fin des baisers, il y a un miroir horizontal où leurs faces se reflètent avec plus ou moins de netteté (la scène se passe dans un café), et pourtant rien ne peut faire que la clarté des paroles, l’acuité des souvenirs ou la limpidité des reflets ne cèdent devant la maçonnerie voûtées des épaules.

Il y a, dans le miroir, au second plan, floue par défaut de profondeur, l’image de la vie et il y a, appuyé au zinc du comptoir, masse plate occupant le premier plan, l’image nette des dos successifs. Ils occultent la vie reflétée et, en même temps, assurent le seul point de vue sur elle. Au fur et à mesure que l’objectif passe d’un dos à l’autre, l’œil passe de l’hypothèse de vivre sa vie à la certitude d’une vie juste assez vécue – pour la voir – ce qui exempte de devoir la revivre.


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