Introduction : L’œuvre comme esquive
23 avril 2016
Le mot « esquive » vient de l’ancien français eschiver, eschever, que l’on trouve dans la Chanson de Roland et qui remonte au francique *skiuhjan « craindre », de même origine. Il est associé, dans le Robert, à l’italien schivare, de schivo « dédaigneux » et au germanique *skiuh « farouche ». A la notion d’évitement s’associe celle d’adresse et d’habileté à se soustraire à un coup ou à une situation désagréable. L’esquive participerait dès lors d’une crainte tellement assumée qu’elle permette de rassembler suffisamment de présence d’esprit pour échapper au face-à-face destructeur tout en l’affrontant afin d’en saisir les tenants et les aboutissants, ce que Poe nous conte dans « Descente dans le maelström » et « Le Puits et le pendule ».
Christian Lippinois étudie comment Soljenitsyne a esquivé « au fil des années les multiples tentatives du régime soviétique d’étouffer sa parole » et Didier Lafargue s’intéresse à la tentation, présentée comme telle dans la perspective catholique de Bernanos, d’éluder l’appel du martyre dans Le Dialogue des Carmélites, tout à l’inverse de l’esquive du tragique que Poe envisage. Dans le même esprit, Charles Tomlinson, dans « Truite », module, selon les situations, les attitudes de résistance et de retraite, toutes deux assurant, selon les obstacles rencontrés, la continuité de la vie. C’est cette continuité même que l’on trouve menacée rétrospectivement dans la nouvelle d’E.M. Forster, « La route venant de Colone », par la tentation du sublime, qui s’acoquine avec le tragique. La vie dans sa lente persévérance participe du mesquin et de l’agaçant, de l’habileté et de la ruse. Deux approches s’opposent, la grandeur tragique et l’esquive picaresque, ou simplement romanesque.
Le genre picaresque, à son origine, en Espagne au seizième siècle, naît en opposition aux genres nobles du roman de chevalerie et du roman pastoral, qui tous deux subliment les épreuves de la vie humaine. Le picaro lui-même, réduit à la misère et à la mendicité, est l’« incarnation exemplaire de l’antihonneur » [2] ; il échappe à cette aristocratie qui obéit au code de l’honneur « en vertu de sa naissance ». Même s’il obéit à un autre déterminisme, celui de la pauvreté, il échappe à la clôture tragique de cet « orgueil ou folle opinion de soi, qui rend les hommes pulmoniques et faméliques, outrés qu’ils sont de la faim canine de l’impétrer, pour le perdre aussitôt et l’âme quand et quand, qui est bien la seule perte qui se doive déplorer et pleurer vraiment » [3]. Au regard extérieur qui décide de la conformité à l’honneur, – qui « a la fragilité du verre » [4] –, se substitue la ruse individuelle qui permet l’esquive, même s’il s’agit aussi d’affronter les maux dus à une condition sans autre ressource que le sens de l’aventure : « Je ne trouvai meilleur remède que tenter l’aventure pour sortir de misère quittant mère et patrie, ce que je fis. Pour n’être pas reconnu, je ne voulus point me servir du nom de mon père, et pris celui de Guzman, qui était à ma mère, et l’Alfarache du lieu où je fus engendré. Ainsi sortis-je pour voir le monde en pèlerinage, me recommandant à Dieu et aux gens de bien en qui je mis ma confiance. » [5] Outre la question de l’esquive, qui vise à éluder les dangers pour se maintenir en vie, celle du salut finit par se poser. Lazare de Tormes met en œuvre « industrie et cautèle » [6] pour éviter de mourir de faim. Il connaît finalement la prospérité et peut se « joindre aux gens de bien » [7], se mettant alors « au service de Dieu » [8].
Le picaro, en somme, s’évertue à déjouer le fatum, ce que Tobias Smolett exprimait, dans The Adventures of Roderick Random (Les Aventures de Roderick Random, 1748), en faisant allusion à la Duchesse d’Amalfi (1613-1614) du dramaturge élisabéthain John Webster (1580-1625) comparant les êtres humains à des balles de tennis lancées par les astres. La prédiction énoncée au début du roman, même si le héros n’est pas un picaro, donne le schéma général du roman d’aventure : « ... leur premier-né serait un grand voyageur, [...] il éprouverait nombre de périls et difficultés et regagnerait finalement son pays natal, où il prospérerait, jouissant d’un grande réputation et du bonheur. » [9] Passant par des hauts et des bas, le protagoniste ne cesse d’affronter et d’esquiver, et ce dès l’enfance. Gil Blas n’est pas non plus vraiment un picaro et le roman d’Alain-René Le Sage, Gil Blas de Santillane (1715-1735), mêle récit de formation et critique sociale ; le héros tombe dans bien des pièges avant d’être capable de les esquiver. Le roman le plus fidèle à la veine picaresque est sans doute Moll Flanders (1722) de Daniel Defoe. L’héroïne pâtit en effet de sa naissance qui implique un fort déterminisme puisqu’elle est née à Newgate, célèbre prison londonienne dans laquelle l’auteur fut lui aussi emprisonné pour dettes. Mateo Alemán, l’auteur de Le Gueux ou La vie de Guzman d’Alfarache, guette-chemin de vie humaine (1599-1602), connut également ce genre de mésaventure, en 1602, à Séville. Defoe, comme Le Sage, plaide dans sa préface la leçon morale. Le Sage fait écrire à son personnage, Gil Blas, qu’il faut que le lecteur prenne garde aux « instructions morales » [10] que renferment ses aventures. Defoe se défend de présenter le vice en l’approuvant et affirme qu’il vise l’« instruction » [11] du lecteur. Dans le sillage de John Bunyan et de son Voyage du Pèlerin (The Pilgrim’s Progress, 1678), il fait parcourir à son héroïne un chemin semé d’embûches, de pièges et d’esquives, après sa chute (elle cède à l’un de ses maîtres ; la scène, comme celle des Ecritures, se situe dans un jardin), qui, dans sa dynamique tragique, l’entraîne toujours plus bas, jusqu’à l’épreuve finale, à Newgate, où le déterminisme de sa condition la poussait inéluctablement. On assiste là à une sorte d’Imitatio Christi qui conduit l’héroïne à sa résurrection sociale, son bonheur conjugal et sa rédemption religieuse. Une vie d’esquives laisse place à l’équilibre pluridimensionnel du salut.
Si nous considérons l’existence de ces auteurs et leur difficulté partagée à joindre les deux bouts, nous trouvons dans leur activité littéraire non seulement une façon de ne pas mourir de faim, mais également une réflexion sur leur propre condition. Le récit lui-même devient échappée belle.
Ce qu’on range sous l’étiquette picaresque, mais qui finalement se caractérise par une grande diversité (Etiemble parlait pour Gil Blas de « pseudo-picaresque » [12]), offre, du point de vue d’un sujet contant les aventures de sa vie, une exploration de la condition humaine du point de vue politique, social, économique et métaphysique. Au sein du singulier – l’individu révélé dans la « corrélation de subjectivité » [13] que le langage instaure dans l’instant du discours –, dans l’acte de sonder notre humanité et d’en rendre compte, se transcende le tragique et s’ouvre une vision. Etiemble, s’inspirant des commentaires de Maurice Molho sur le picaresque espagnol (« le seul qui vaille » [14], correspondant à « un moment historique de la société espagnole »), remarque : « ... enclin au mal par sa condition d’homme qu’aggrave en l’espèce une situation sociale, le pícaro s’affirme et se promeut homme libre, au sens métaphysique que la théologie et la métaphysique confèrent à cet adjectif. Dès lors, le mauvais sujet prend de l’épaisseur, de la complexité ; au lieu d’un héros de conte, d’un mannequin de fable, apparaît un personnage de roman. » [15] Le récit devient la conscience réflexive de l’humanité ; ce sursaut éthique fait pièce à la finitude. L’œuvre, comme manifestation de l’intime au singulier, révèle un devenir dans la vie qui s’oppose à la conception tout extérieure, ou « transcendance négative » [16], selon les termes de Claude Vigée, de l’« être vers la mort » [17]. La continuité subjective du récit s’oppose aux impositions du fatum et à la rupture tragique. Le roi Lear, retrouvant Cordelia, se promet de se consacrer avec elle à la diction d’« anciens contes » [18], renouant ainsi avec l’Ouvert. A l’inverse, Léonte, dans Le conte d’hiver (1611), imposant la clôture tragique en affirmant le caprice de son pouvoir absolu, interrompt le conte commencé par son fils. Ce n’est qu’en renouant les liens tissés par le récit que la rupture tragique sera surmontée. [19]
L’individu esquive le malheur de sa condition dans le lien que crée l’œuvre en domestiquant le monde sous la forme d’une subjectivité à laquelle participer, en transformant l’énigmatique altérité en un Tu attentif et fécondant, accueillant ainsi l’« oreille ouverte » [20], selon l’expression de Claude Vigée, ainsi que le rythme de l’intime (ce qui, dans son mutisme et son apparente intermittence, peut paraître altérité à la conscience, mais nous irrigue). C’est dans cette « patience active » [21] du singulier, conçu comme individualité subjectivement offerte au partage, que l’individu esquive la clôture tragique – cette oppression du sentiment de la finitude et de son corollaire, l’atomisation de chacun. L’esquive se fait vraiment métamorphose de la crainte ; elle tient d’une humble forme d’audace face à des astres, ou aux puissants de ce monde, qui se jouent de nous comme de balles de tennis. Dans cette splendeur que le récit donne à la vie en la reflétant dans sa réalité crue et parfois cruelle, la liberté, comme esquive du tragique et audace du singulier, se conquiert dans l’acte de dire. Le récit situe l’instant dans une continuité, nous permettant de pénétrer intimement le passé et de nous projeter selon notre entière intégrité dans l’avenir. Nous nous situons alors dans le temps vécu d’une expérience singulière kaléidoscopique. L’énergie de l’étreinte et l’intelligence de l’esquive opposent le dynamisme du souffle au face-à-face tragique. Cette audace est humble, car sans révolte grandiloquente, mais la liberté n’ignore pas le scandale de la mort individuelle. Sinon, la question de l’esquive ne se poserait guère. Elle est, me semble-t-il, l’axe de nombre de récits. La parole transcende la perte en éludant le désespoir.
Nous mentionnerons pour finir l’œuvre de Vassili Grossman, qui dédie Vie et destin (1955-1959), ouvrage publié pour la première fois en Occident en 1980, puis en Union soviétique en 1988, à sa mère, tuée par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Le récit se fait esquive à l’oubli ainsi qu’à l’inerte. La mémoire active assure la continuité de la vie comme la bonté et l’amour lui donnent son sens. Vie et liberté se confondent. La parole est esquive à la servitude ainsi qu’au totalitarisme. [22]
[1] Henri Meschonnic, Paroles du Sage [Ecclésiaste], in Les Cinq rouleaux (1970). Traduit de l’hébreu. Edition revue et corrigée. Paris Gallimard, 1986, p. 169.
[2] Maurice Molho, Introduction, in Romans picaresques espagnols. Edition de M. Molho. Paris : Gallimard Pléiade, 1968, p. xviii.
[3] Mateo Alemán, Le Gueux ou La vie de Guzman d’Alfarache, guette-chemin de vie humaine (1599-1602), in ibid., p. 192.
[4] Ibid., p. 101.
[5] Ibid., p. 93.
[6] La vie de Lazare de Tormes et de ses fortunes et adversités (1554), in ibid., p. 8.
[7] Ibid., p. 51.
[8] Ibid., p. 50.
[9] Tobias Smolett, The Adventures of Roderick Random (1748). Edited by Paul-Gabiel Boucé. Oxford : O.U.P., 1999, p. 1.
[10] Le Sage, Gil Blas de Santillane (1715-1735). Paris : Gallimard Folio, 1973, p. 30.
[11] Daniel Defoe, Moll Flanders (1722). Oxford : O.U.P., 1981, p. 4.
[12] Etiemble, Préface à Le Sage, Gil Blas de Santillane (1715-1735), op. cit., p. 12.
[13] Emile Benveniste, « Structures des relations de personne dans le verbe » (1946), Problèmes de linguistique générale, I. Paris : Gallimard Tel, 1997, p. 232.
[14] Etiemble, Préface à Le Sage, Gil Blas de Santillane (1715-1735), op. cit., p. 10.
[15] Ibid., p. 11.
[16] Claude Vigée, Les Artistes de la Faim (1960). Bourg-en-Bresse : Philippe Nadal, 1989, p. 74.
[17] Martin Heidegger, Etre et Temps (1927), Traduction de François Vezin, Paris, Gallimard, 1986, p. 289 et suiv.
[18] William Shakespeare, King Lear (1604-1605), V. 3, 11-19. Edited by Kenneth Muir. London : Methuen, 1982, p. 187.
[19] Sur ces questions, voir Anne Mounic, Monde terrible où naître : La voix singulière face à l’Histoire. Paris : Champion, 2011, pp. 31-43, et L’Esprit du récit ou la chair du devenir : Ethique et création littéraire. Paris : Champion, 2013, pp. 43-52.
[20] Claude Vigée, « Le défi du poète », in L’homme naît grâce au cri : Poèmes choisis (1950-2012). Paris : Seuil Points, 2012, p. 244.
[21] René Char, Recherche de la base et du sommet (1955). Paris : Gallimard Poésie, 1971, p. 17.
[22] Ce point sera développé dans : Anne Mounic, La circoncision de Dieu : Rupture tragique ou continuité du récit. A paraître chez Champion en 2017.