Introduction
26 septembre 2011
Dans Le Livre des Ressemblances, Edmond Jabès assimile quasiment le livre lui-même à la ressemblance, affirmant : « Le langage est brassage de ressemblances – épreuves et contre-épreuves de ressemblances. Ecrire serait, ainsi, faire feu de toute ressemblance ; en marquer les étapes, les degrés. » [1] Si l’on songe en effet à ce que dit Emile Benveniste à propos des signes « vides » qui ne deviennent « pleins » que « dès qu’un locuteur les assume dans chaque instance de son discours », on mesure à quel point la langue se fonde sur la ressemblance afin de permettre « la conversion du langage en discours » : « C’est en s’identifiant comme personne unique prononçant je que chacun des locuteurs se pose tour à tour comme ‘sujet’. » Sans ce « signe unique, mais mobile », toute communication s’avérerait impossible. Nous serions des îles sans relations les unes avec les autres : « C’est cette propriété qui fonde le langage individuel, où chaque locuteur assume pour son compte le langage entier. » [2] Le discours, tel que décrit par Benveniste, établit d’ailleurs avec la langue le même type de rapport que l’instant avec l’éternel du point de vue de la pensée existentielle. Comme sujets parlants, nous nous éloignons donc déjà peu ou prou de ce stade esthétique de l’immédiat que décrit Kierkegaard.
« Notre histoire ne sera jamais que l’histoire d’un livre dans la transparence des jours défunts, où s’effeuille la ressemblance », avait écrit Sarah à Yukel. [3]
Il s’ensuit que le poème, ou bien « le livre », terme qu’emploie Jabès, porte à son plus haut degré l’essence même du langage :
De sa ressemblance avec le livre, au livre de sa ressemblance…
Le livre est lieu de ressemblance de tout livre ; – ressemblance, également, du lieu. [4]
Ce que dit le même poète un peu plus loin :
(La ressemblance se dépare de l’inessentiel. Elle est l’essentiel réintroduit dans le circuit des formes, des idées, des métaphores et des alliances – essentiel conservé des rapports entre objets et parentés d’objets. […]) [5]se rapproche de ce que décrit Hopkins comme création dans sa méditation de novembre 1881 sur « Création et rédemption ». Le poète jésuite dit que le temps possède trois dimensions, mais qu’il n’existe aucune relation entre une quelconque durée du temps et la durée de Dieu. On ne peut donc supposer que Dieu puisse créer le temps dans cette durée de lui-même qui est parallèle à celle du temps. « Mais plutôt comme la lumière tombe du ciel sur la mer de Galilée, non seulement venant du Nord, comme le fait le Jourdain, mais de partout / ainsi Dieu, de chaque point, pour ainsi dire, de son être crée toutes choses. Mais dans la mesure où la création d’une chose dépend de celle d’une autre, comme on suppose que les êtres furent créés pour l’homme et devant l’homme, dans cette mesure l’homme crée dans le temps, ou dans la direction, ou la durée, du temps. » [6] Du point de vue de la création, selon Hopkins, il s’établit donc, comme dans le langage, une relation entre une continuité non actualisée, et sans lien avec la réalité, et son identification à l’instant de la relation : « pour l’homme, devant l’homme ». De même, selon Benveniste, c’est l’identification du sujet au je au moment du discours qui permet que s’incarnent dans le temps et dans l’espace les signes « vides » que sont non seulement le pronom tu, mais aussi les adverbes comme ici, maintenant, hier, demain, là-bas, etc. « L’essentiel » se voit ainsi « conservé » grâce à ce lien de « parenté ».
Dans Le petit livre de la subversion hors de soupçon, qu’il adjoignit plus tard au Livre de la Ressemblance, Edmond Jabès relie, lui aussi, « toute création » à « une fraction de temps » [7]. Pourrait-on dès lors aller jusqu’à dire que le temps se confonde avec la ressemblance, tel que le langage la révèle en nous révélant à nous-mêmes ? L’expérience vécue ne prendrait forme, en conséquence, que dans ce dédoublement de la conscience réflexive qui permet de dire je, le « rapport qui se rapporte à lui-même, un moi » [8], comme le décrit Kierkegaard. Cet instant décisif consiste en une plongée dans le devenir – troisième instance du rapport, et plénitude d’être. Telle est, pour le philosophe existentiel, l’audace d’être, concept repris par Léon Chestov et Benjamin Fondane. « Oser à fond être soi-même, oser réaliser un individu, non tel ou tel, mais celui-ci, isolé devant Dieu, seul devant l’immensité de son effort et de sa responsabilité » [9]. Kierkegaard qualifie cet « héroïsme » de « chrétien », mais il me semble que c’est à la Genèse qu’il faut le rapporter, si l’on rapporte ce récit biblique à la genèse du langage lui-même.
La ressemblance implique une dissociation ; Edmond Jabès parle d’un « effacement » [10], mais il ne s’agit pas, me semble-t-il, du « néant », à moins que l’esprit, dans le vertige du possible, ne se désincarne. Le lien à l’origine – l’unicité du silence – renoué sans cesse, permet d’aborder le devenir comme un acte, non comme une aliénation. « Nous avons besoin de continuité, de ressemblance, de réciprocité, comme de pain frais » [11], écrit aussi le poète.
Notre approche sera variée. Nous commençons par une réflexion d’Oleg Poliakow à partir du verset de la Genèse (1, 26). Didier Lafargue explore en ses ressemblances le thème de Tristan et Yseut. Christian Lippinois s’interroge sur « Le semblable en peinture ». A la ressemblance s’attache également la traduction. Jean Migrenne traduit Richard Wilbur et David George. La ressemblance s’attache aussi aux résonances entre les arts, entre le poème et le tableau, par exemple. Nous envisageons ensuite, dans le récit et la pensée, quelques motifs de ressemblance. Le thème, bien entendu, ne peut s’épuiser puisque la ressemblance ouvre sur l’infini. Commençons tout de suite par un point de vue qui peut paraître contradictoire et que nous expose Guy Braun. Bronislaw Malinowski nous explique en effet que dans les îles Trobriand, il ne fait pas bon relever la ressemblance d’une personne avec des parents maternels, même si celle-ci est patente. La reconnaissance de la ressemblance tiendrait alors du choix et de la liberté de devenir. Elle serait un enjeu stratégique…
Quelques mots sur notre choix du tableau du Caravage, Narcisse (1594-96), qui se trouve au Palais Barberini à Rome, pour illustrer notre thème. Nous avons songé aux réflexions formulées par Daniel Arasse dans son ouvrage intitulé On n’y voit rien : Descriptions (2000). L’historien d’art nous dit qu’Alberti a fait de Narcisse « l’inventeur de la peinture » [12] , autrement dit, « l’inventeur de la perspective en peinture, de la peinture en perspective ». Il ajoute : « La relation entre Narcisse et la perspective se fait évidemment à travers le miroir : le miroir de la fontaine où se regarde Narcisse et le plan de la représentation comme miroir du monde. » Il cite Alberti : « La peinture est-elle autre chose que l’art d’embrasser ainsi la surface d’une fontaine ? » [13] Toutefois, « embrasser », en italien, n’équivaut pas à « donner des baisers » ; il s’agit bien plutôt d’une sorte de distance. Narcisse n’embrasse pas Echo. « Et c’est aussi ce qu’il ne peut pas faire avec sa propre image reflétée dans le miroir de la fontaine. Il ne peut ni la toucher ni la baiser. Alors, il la perd, elle se perd. Narcisse est l’inventeur de la peinture parce qu’il suscite une image qu’il désire et qu’il ne peut ni ne doit toucher. Il est sans cesse pris entre le désir de l’embrasser, cette image, et la nécessité de se tenir à distance pour pouvoir la voir. C’est ça, l’érotique de la peinture qu’invente Alberti […]. » [14]
Il en est de la peinture comme de toute forme d’art si l’on considère, comme le disait Kierkegaard dans son Post-scriptum aux Miettes philosophiques [15]que l’intériorité ne peut se communiquer qu’indirectement. Ainsi, le reflet dans le miroir propose-t-il, comme l’estampe, une inversion du modèle original. La ressemblance n’est pas exacte ; elle n’est que projection en une sorte d’oblique, parallèle à celle qui, d’instant en instant, incurve le devenir. Nous ne nous baignons jamais dans le même fleuve ; de Je à Tu l’intériorité se réverbère sans qu’il puisse y avoir reproduction parfaite de l’original. Le reflet ouvre donc ainsi une perspective dans le devenir, dont il moire la fluidité d’échos, d’analogies, d’effleurements, à l’endroit exact où le Même s’incarne dans l’Autre. Dans « Phénoménologie du son », Emmanuel Levinas, sans nommer Kierkegaard, mais on le sent en filigrane, reprend en ces termes ce paradoxe du devenir et de la ressemblance, qui se fonde sur l’écart d’une voix à l’autre, de la voix jusqu’à l’oreille. « Par là, le mot est essentiellement dialectique. En même temps qu’il révèle, il cherche. La parole comporte un mensonge essentiel. Et cette conscience du mensonge constitue le tourment de la parole. Le mensonge réside dans le caractère ineffable d’une relation qui s’accomplit par une fabulation. Mais l’apparition de la fable comme condition de la transcendance érotique - indique précisément le primat définitif d’un ordre de l’intelligence - non pas impersonnel - mais d’un face-à-face de visages. » [16] Ainsi, il existe une ressemblance et il n’existe pas de ressemblance. Convertissant du Je au Tu, dans l’œuvre, notre essentielle passivité en liberté, nous plongeons, en deçà du bien et du mal, en deçà du domaine du jugement, dans l’ambivalence existentielle originelle, là où s’articule la genèse de la conscience réflexive, au cœur de la réciprocité.
On considérera dès lors le jeu de miroirs et de seuils qui compose le célèbre tableau de Velázquez, Les Ménines, comme une intégration de la temporalité au sein de l’œuvre, le peintre se projetant vers nous dans l’avenir. On retrouve cet effet d’obliques dans la mosaïque de Théodora à Ravenne. Le devenir entre à l’oblique dans le tableau.
Quand nous avons vu pour la première fois le tableau du Caravage, je dois avouer que je m’en suis trouvée très impressionnée, ayant l’impression, tout soudain, de contempler une vision de la conscience réflexive. Notons aussi que les bras de Narcisse forment bien un cadre à l’intérieur du cadre de la toile, cadre embrassant le reflet dans l’ombre de l’eau. J’avais écrit ces lignes, qui font partie du recueil intitulé La caresse du vertige, à paraître à l’automne 2012 aux éditions Caractères.
Narcisse, peint par Caravage :
Le tableau sépare à parts égales
le monde d’en haut –
le jeune homme se recherchant lui-même –
et le monde d’en bas –
l’appel, au miroir des eaux, de leur unique profondeur.
Michelangelo Merisi, dit Caravage, se montre dans son œuvre le parfait anti-idéaliste, celui qui ne désire pas, en peignant, surtout ne pas voir.
(Anne Mounic, La caresse du vertige. A paraître, éditions Caractères, 2012.)
[1] Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances (1976). Paris : Gallimard L’Imaginaire, 1991, p. 34.
[2] Emile Benveniste, « L’homme dans la langue », Problèmes de linguistique générale, I. Paris : Gallimard Tel, 1997, p. 254.
[3] Edmond Jabès, Le Livre des Ressemblances, op. cit., p. 17.
[4] Ibid., p. 11.
[5] Ibid., pp. 34-35.
[6] G.M. Hopkins, The Major Works. Oxford : Oxford Classics, 2002, p. 288.
[7] Edmond Jabès, Le petit livre de la subversion hors de soupçon. Paris : Gallimard, 1982, p. 58.
[8] Sören Kierkegaard, Traité du désespoir (1849), in Miettes philosophiques, Le concept de l’angoisse, Traité du désespoir. Paris : Gallimard Tel, 2003, p. 351.
[9] Ibid., pp. 339-340.
[10] Edmond Jabès, Le petit livre de la subversion hors de soupçon., op. cit., p. 58.
[11] Ibid., p. 18.
[12] Daniel Arasse, On n’y voit rien : Descriptions. Paris : Gallimard Folio, 2011, p. 170.
[13] Ibid., p. 171.
[14] Ibid., p. 172.
[15] Sören Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846). Paris : Gallimard Tel, 2001, p. 173.
[16] Emmanuel Levinas, « Parole et Silence », Œuvres 2. Paris : I.M.E.C./Grasset, 2009, pp. 99-100.