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Guerre et paix

26 avril 2014

par Anne Mounic

Guerre et paix
Aliénation ou plénitude

Tolstoï achève son œuvre célèbre (dont le titre aurait été sans doute emprunté à Proudhon [1], nous dit Brice Parain dans sa Préface) par des considérations sur la guerre qui marquent son étonnement plutôt qu’elles n’expliquent la catastrophe.

Guy Braun, Le Temps des rêves. Eau-forte.Pourquoi donc des millions d’hommes se sont-ils entretués, quand chacun sait, depuis que le monde est monde, que c’est là mal agir, moralement et physiquement ?

Parce que la chose était si inévitable qu’en la faisant ils obéissaient à cette loi élémentaire, zoologique, à laquelle obéissent les abeilles qui s’entretuent à l’automne, et les mâles des animaux qui s’exterminent les uns les autres. On ne peut donner d’autre réponse à cette effroyable question. [2]

Le désastre, en effet, paraît défier toute tentative de réduction à une relation simple de causes et d’effets. On a plutôt l’impression d’une série d’événements se déclenchant mécaniquement une fois épuisées toutes les ressources de la liberté humaine. Dans les dernières pages du roman, d’ailleurs, Tolstoï s’interroge sur les notions de nécessité et de liberté, établissant que la conscience transcende la connaissance ; en d’autres termes, la liberté défie la raison.

Guerre et paix : les mots, leur origine et leur sens

Attachons-nous tout d’abord aux termes. Le mot « guerre » vient du francique *werra, qui a éliminé le latin bellum, dit le dictionnaire étymologique (A. Dauzat, Larousse). Ce mot latin qui désigne la guerre subsiste dans des mots comme « belliciste » ou « belliqueux ». Il se déduit lui-même du latin archaïque duellum, qui désigne la guerre et le combat. Le mot grec, polémos, qui désigne le « choc », ou le « tumulte du combat », d’où le « combat », la « bataille », puis la « guerre », se retrouve dans « polémique ». Pour Héraclite (première moitié du cinquième siècle), « l’opposition des contraires » [3] se trouve à l’origine du mouvement du monde, créé par le feu. « Ce qui est contraire est utile et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde. » [4] Polémos est « la puissance née de la discorde » [5] qui « unit les parties rivales ».

En latin, pax signifie d’abord la « paix après une guerre », puis la « tranquillité » et le « calme », des flots, de la mer, de l’âme, ainsi que la « bienveillance » ou la « faveur » des dieux. Le substantif est lié au verbe paciscor, qui indique : « faire un traité, un pacte, une convention », puis « stipuler », ainsi que « engager », dans vitam pro laude, « engager sa vie pour l’honneur » (Virgile). De même, en grec eirênê, qui a donné le prénom « Irène » ainsi que l’adjectif « irénique », s’oppose à polémos. Eirênê peut aussi indiquer le « calme » de l’âme ou de l’esprit.

Le terme possède une ampleur plus intéressante en hébreu biblique, où, nous dit Henri Meschonnic à partir de sa lecture, puis de sa traduction, du Chant des chants, il signifie « la plénitude, le bonheur complet (non le vague contraire de la guerre) » [6]. Le vocable se fait d’ailleurs écho à lui-même à travers les noms des deux protagonistes, Salomon et la Sulamite. Henri Meschonnic remarque, à propos du verset VII, 1 : « Retourne retourne Sulamite retourne retourne »[[Ibid., p. 45.]], que « l’écho hébreu esquisse momentanément un lien entre son nom et l’idée de retour » [7]. Cette section VII unit le futur et le passé, chantant la beauté de l’amante, « comme dans la danse » [8], en établissant une série d’analogies entre les formes de son corps et des objets esthétiques ou des produits de la nature. Cette plénitude s’énumère donc comme un jeu de résonances, ou de correspondances, entre les diverses facettes de la vie.

A partir de là, le questionnement sur la guerre et la paix dépasse la dualité simplement politique pour offrir un éventail de nuances correspondant aux complexités, hésitations et finesses de la vie subjective. Guerre et paix s’interpénètrent sur la voie de l’utopie. Si l’on pose en effet que cette plénitude en écho, ce retour, sans cesse, sur la jouissance de la vie en sa complicité interpersonnelle, tient de l’infiniment désirable, on dégagera là une tension permanente vers un bien-être rêvé, et parfois atteint, appelant dès lors son retour, entre mémoire et imagination, le passé se conjuguant au futur. Altérité de la personne et altérité du devenir participent de la même attente et de la même poursuite. « Vous n’éveillerez pas vous ne réveillerez pas l’amour avant qu’elle veuille » [9].

Retour sur soi et liberté


Si l’on suit le mouvement du Cantique des Cantiques, cette plénitude se déduirait d’une résonance intersubjective incessamment poursuivie, que ce retour soit retour sur soi ou retour vers la seconde personne de la corrélation de subjectivité, ce Tu dont Emile Benveniste affirme qu’on le crée en disant Je et dont Martin Buber fait le berceau du Je. En effet, comme l’a montré Rudolf Kassner, dédicataire de la Huitième élégie de Duino, de Rilke, la liberté se déduit d’un mouvement de retour sur soi qui vaut pour lui-même, simple déploiement de l’être, sans viser un objet extérieur qui l’aliénerait. Kassner avait lu Kierkegaard, qui énonce un point de vue semblable quand il affirme que le choix éthique n’est pas le choix de ceci ou de cela, mais le choix de soi-même, comme absolu et liberté. De même Martin Buber distingue la relation Je/Tu de la relation Je/Cela, exclusivement tournée vers la survie et donc vers l’immédiat. L’intersubjectivité, en sa liberté, transcende l’adhérence contraignante aux objets et aux ambitions du moment présent en se liant au récit en son devenir. Kierkegaard énonce que l’individu qui s’est choisi lui-même renoue avec son histoire et celle de ses semblables. Ce retour sur soi qui ne vise que la plénitude d’être se tourne également vers l’altérité au sein du devenir et l’on peut dire que le récit se déduit de la saisie du devenir par la conscience réflexive.

Revenons à l’opposition qu’établit Tolstoï entre liberté et raison. L’écrivain affirme que du point de vue de la connaissance, nous sommes sans rémission soumis à la nécessité, mais si nous effectuons ce retour sur soi qu’opère la conscience, alors « nous nous sentons libres » [10]. En d’autres termes, si nous nous concevons en tant que sujets, nous sommes libres. « Afin de comprendre, d’observer, de conclure, l’homme doit d’abord avoir conscience de soi comme existant. L’homme ne se conçoit existant que voulant, c’est-à-dire ayant conscience de sa volonté. Or, cette volonté qui constitue l’essence de sa vie, il ne la conçoit et ne peut la concevoir autrement que libre. » Dans son rapport à lui-même comme objet, l’être n’est pas libre. La liberté s’attache au rapport subjectif, qui transcende le rapport à l’objet dans le sens de la plénitude.

L’objet, obstacle sur la voie de l’utopie

Le paragraphe suivant, toujours extrait du même passage du roman de Tolstoï, mérite une lecture attentive :

Si, en se soumettant lui-même à l’observation, l’homme voit que sa volonté est toujours dirigée par une seule et même loi (que l’observation porte sur la nécessité de prendre de la nourriture, ou sur le fonctionnement de son cerveau, ou sur n’importe quoi d’autre), il ne peut interpréter cette direction constante de sa volonté que comme une limitation de sa volonté. Ce qui ne serait pas libre ne pourrait être limité. La volonté de l’homme lui paraît limitée précisément parce qu’il ne la conçoit pas autrement que libre.

La loi dont il est question est celle de la survie, qui engage le déploiement de la force, cette impulsion décisive qui, de créatrice qu’elle est dans la plénitude du sujet, se fait aisément destructrice au moment où se pervertit la relation entre les êtres. Le Cela, s’interposant entre Je et Tu, dénature, ou dévie, la relation intersubjective, de la séparation jusqu’à l’asservissement. Il n’est de rivalité mimétique que dans l’objet puisque s’abolit en lui la valeur du sujet ‒ valeur, au sens étymologique de robustesse et de bonne santé. L’objet, lui, ravale l’être à son absence ‒ cette limite au bon déploiement de la force créatrice, dont parle Tolstoï. Michel Henry a mis en relief l’importance décisive de cette dernière au regard de la conscience de soi et du monde en développant l’intuition de la puissance d’être qu’a exprimée Maine de Biran. Mon rapport au monde s’établit par mon propre mouvement, ma propre étreinte, sans dissociation du corps et de l’esprit, du corps et de l’âme. Michel Henry nomme épreuve de la chair cet avènement concomitant de la conscience de soi et de la résistance du monde. William Blake écrit, dans le Mariage du ciel et de l’enfer, que l’« Energie est délice éternel » et que la « progression » se déduit des contraires. Cette relation subjective au monde ouvre l’infini. Blake reprend à Héraclite sa louange de la discorde, mais n’en considère pas moins que la poésie se doit de sauvegarder les « menus Détails » du récit de l’existence.

Poésie et compétition

De même que Platon rejettera les poètes de la République, car ils mettent l’accent sur la souffrance individuelle au lieu d’engager à la surmonter au sein de la collectivité, Héraclite exclut Homère et Archiloque (poète du début du septième siècle av. J.-C.) des jeux. « Homère mérite d’être renvoyé des concours à coups de bâton, et Archiloque pareillement. » [11] Marcel Conche commente ainsi : « La civilisation grecque est dite ‘agonistique’ : elle est une civilisation de l’agôn (concours, sports, jeux...), entièrement commandée par l’esprit de compétition en vue de la victoire, de la reconnaissance de la valeur et de l’honneur (τιμή), de la gloire (κλέος). Héraclite, pour qui ‘tout se fait par la lutte (ἔρις)’, est en accord profond avec l’esprit de l’ἀγών. Si Homère et Archiloque doivent être exclus des concours, ἀγῶνες, n’est-ce pas qu’ils contredisent, au contraire, à l’esprit de l’ ἀγών ? » [12] Les poètes eux-mêmes sont soumis à cette compétition, qu’Hésiode approuve et qualifie de bonne lutte (voir infra). « L’esprit de compétition provoque l’imitation non seulement pour copier mais pour faire mieux. » [13] L’auteur de l’Ecclésiaste, ou Paroles du Sage, s’oppose diamétralement à cette conception, qu’il déplore : « Et moi j’ai vu que tout l’effort et tout le succès de l’œuvre est envie de l’un pour l’autre / Cela aussi est buée et pâture de vent ». [14]
Ainsi limitée par l’objet, la liberté qui va de pair avec la plénitude intersubjective s’étiole dans les bornes du moi atomisé, et s’engage la mécanique de la fatalité, puisque chacun calcule son action en fonction de l’objet de la rivalité. Le jugement aliène l’être au conformisme de la collectivité, le privant de l’audace du commencement, car l’intérêt se déplace du sujet, capable d’initier une œuvre, à l’objet, simplement propre à se voir imiter. Ce dernier se tourne vers le passé tandis que le sujet voit dans l’avenir. Héraclite affirme : « La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns, elle les fait esclaves, les autres, libres. » [15] La guerre introduit entre les hommes un rapport de pouvoir, ainsi qu’une hiérarchie, qui limitent leur liberté. Cette culture agonistique fournit un parfait instrument de contrôle du particulier, qui se borne à ce qui est admis. « Qu’est-ce en effet que le dieu ? Celui qui vient dire à l’homme : arrête, ne va pas plus loin. » [16] La sagesse est l’intériorisation de cette limite du point de vue de la collectivité. « Il est sage que ceux qui ont écouté, non moi, mais le discours, conviennent que tout est un. » [17] Comme l’explique Marcel Conche, le langage s’affranchit de celui qui le parle ainsi que de la relation intersubjective qui s’ensuit dans l’instant de la parole. On songe à la « parole parlante » de Heidegger et, auparavant, au « langage se réfléchissant » de Mallarmé. Le « discours » se réifie et, émancipé de son origine incarnée, transcende le devenir. L’idée, véritable « rêve de pierre », tient dès lors du définitif, ce qui se produit chez Platon. On pourrait dire qu’Héraclite sauvegarde dans son appréhension du processus vital une part de mouvement en parlant de lutte des contraires. Si « le discours vrai est universel » [18], il n’en reste pas moins que l’Un s’avère ambivalent : « Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim » [19]. Toutefois, cette coexistence des contraires n’est pas un principe évolutif. Marc Aurèle cite Héraclite : « Mort de la terre, de devenir eau, mort de l’eau, de devenir air, de l’air, de devenir feu ; et inversement. » [20] Même si le « processus décrit n’est pas circulaire » [21], il n’en demeure pas moins aussi peu ouvert qu’une « immense oscillation cosmique » butant sans cesse sur la finitude. Le devenir, en dehors du sujet, de son choix et de son action, reste statique. L’Un est bien le frein qui borne la liberté : « Alors que le discours vrai est universel, les nombreux vivent en ayant la pensée comme une chose particulière. » [22] Marcel Conche met en relief le paradoxe : la vérité se distingue des langages particuliers en ce qu’elle est universelle, et il ne s’agit pas du faux universel qui tiendrait aux « idéaux collectifs » [23] d’un groupe ou d’une tribu donnés. La pensée ne peut donc être « appropriée par une subjectivité quelconque, collective ou personnelle » [24]. Le philosophe, pour atteindre à l’objectivité de l’universel, se coupe du monde : « Il est un isolé ayant rompu, par le doute, avec les croyances de la collectivité ; s’étant par là séparé d’elle, il est une exception. L’individu ainsi isolé, et pensant dans l’isolement, peut seul atteindre à la vérité universelle. » Et le philosophe, comme plus tard chez Platon, est appelé à légiférer : « La loi, c’est aussi d’obéir à la volonté d’un seul. » [25] Les intérêts particuliers s’effacent devant le bien commun. Cette conception du pouvoir impose une « sagesse tragique » [26], proche de la conception d’Anaximandre tellement décriée par Chestov, qui fait de la mort la punition infligée au particulier. Ce dernier, issu de l’infini, y retourne selon la loi de la nécessité qui le punit de son injustice. La guerre, dès lors, même associée à son contraire, la paix, participe d’une conception de la vie comme soumise à la fatalité. « L’apport de l’homme est seulement d’introduire l’ὕϐρις dans la guerre : alors la guerre destructrice, dévastatrice, n’a plus de justice, car l’un des côtés vise à l’abolition de l’autre. » Pour Héraclite, la guerre est féconde : « Il faut savoir que la guerre est universelle, et la joute justice, et que, engendrées, toutes choses le sont par la joute, et par elle nécessitées. » [27] Mais il s’agit plus d’un mécanisme que d’un mouvement imprévisible. Et nous revenons à la constatation de Tolstoï à la fin de La guerre et la paix.

Lutte et aliénation

Guy Braun, La marche. Eau-forte, 2013.

Hésiode qualifie de « bonne aux mortels » [28] ce que d’aucuns, s’en accommodant, nomment « émulation », et que les autres, la contestant, nomment « rivalité ». Il distingue deux sortes de luttes, celle qui « fait grandir la guerre et les discordes funestes » (v. 14) et à laquelle les dieux contraignent les hommes, et celle qu’il faut louer : « L’autre naquit son aînée de la Nuit ténébreuse, et le Cronide, là-haut assis dans sa demeure éthérée, l’a mise aux racines du monde et faite bien plus profitable aux hommes. Elle éveille au travail même l’homme au bras indolent : il sent le besoin du travail le jour où il voit le riche qui s’empresse à labourer, à planter, à faire prospérer son bien : tout voisin envie le voisin empressé à faire fortune. Cette Lutte-là est bonne aux mortels. Le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur. » [29] Si nous nous situons du point de vue du sujet, et non de l’objet, nous voyons dans cette lutte une double aliénation, à la fois à l’objet et à la collectivité définie comme rapport hiérarchique de pouvoir. L’individu, tel un pantin, est mû de l’extérieur. Ce déterminisme de l’objet en son extériorité, supplantant le sujet en son impulsion créatrice, le soumet à la nécessité, le privant par là même de sa liberté. Son choix se réduit à la sélection de ceci ou de cela, le privant de ce retour sur lui-même qui est plénitude. Cette brisure de la relation à soi qui fonde le rapport intersubjectif permet de justifier la division du travail, quelque violent qu’en soit le principe, si l’on y réfléchit bien. D’ailleurs Adam Smith va tout à fait dans ce sens, dans ce passage célèbre de La richesse des nations (1776) :

Mais l’homme a quasiment toujours besoin de l’aide de ses frères et il est vain de sa part de l’attendre uniquement de leur bienveillance. Il réussira plus vraisemblablement à l’obtenir s’il peut intéresser en sa faveur leur amour de soi et leur montrer qu’ils ont tout avantage à faire pour lui ce qu’il leur demande. Quiconque propose à un autre une affaire de quelque espèce que ce soit, s’offre de faire ceci. Donnez-moi ce que je veux, et vous aurez ce que vous voulez, telle est la signification de toute proposition de cet ordre. C’est de cette manière-ci que nous obtenons les uns des autres la plus grande partie de ces bons offices dont nous avons besoin. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de leur considération pour leur propre intérêt. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur amour d’eux-mêmes et ne leur parlons jamais de nos propres nécessités, mais de leurs avantages. Il n’est que le mendiant pour choisir de dépendre au premier chef de la bienveillance de ses concitoyens. […]

Comme nous obtenons les uns des autres par accord, troc et acquisition la plus grande partie de ces bons offices mutuels dont nous avons besoin, de même nous suscitons à l’origine par de semblables échanges la division du travail. [30]

L’objet, s’interposant au cœur de la relation intersubjective jusqu’à l’abolir, condamne la communauté à n’être plus, selon les termes de Benjamin Fondane, que des « tas de SEULS » [31], tout comme le philosophe qui, assuré d’avoir atteint l’universel de la pensée, s’est exilé volontairement de cet esprit du récit qui lie la plénitude de l’instant du choix singulier au devenir ainsi modelé par la subjectivité.

Paix, plénitude, utopie

Ainsi ne suffit-il pas d’évoquer les contraires pour rendre compte du devenir humain. « La maladie fait la santé agréable et bonne, la faim la satiété, la fatigue le repos. » [32] Il ne se manifeste nulle « progression » dans cette perspective comparatiste qui fait de la négativité le révélateur de la plénitude. « Sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé et l’endormi, le jeune et le vieux ; car ces états-ci, s’étant renversés, sont ceux-là, ceux-là, s’étant renversés à rebours, sont ceux-ci. » [33] Du point de l’extériorité universelle, ‒ ce que Tolstoï nomme la loi, perceptible à l’observation, l’être humain se confondant avec la nature, à laquelle il appartient ‒, ne règne que le semblable de la nécessité et la conscience se réduit à une connaissance de ce qui s’impose comme limite absolu. En l’absence de sujet, aucune création ne peut advenir ; seule s’impose l’imitation de la nature, notamment pour poètes et artistes. « La pérennité de la nature, semblable à elle-même dans sa façon de varier, affirme la fugitivité des existences singulières. » [34] Marcel Conche énonce cette remarque à propos du fragment 119 (103) : « Chose commune que commencement et fin sur le circuit du cercle. » Du point de vue universel, le commencement se confond avec la fin. Le singulier se condamne dès lors, lui et ses entreprises, à la mélancolie. Que l’on renverse le rapport, de l’objet au sujet, et le commencement prend toute sa signification, ainsi que son essor. D’ailleurs, chez Blake, ce ne sont pas les contraires qui impulsent le devenir, mais bien celui qui crée, que ce soit le principe divin, ou l’artiste lui-même, qui n’imite pas, mais fait surgir les figures de ses propres mains. Le poète insiste sur l’audace d’une telle entreprise et recueille dans son œuvre, comparée à la Jérusalem céleste, à la fois le devenir ressaisi dans l’instant créatif et les « menus Détails » que sont les vies singulières. Au sein de l’esprit du récit, le singulier, en son unicité résonnante, trouve son lieu d’élection, l’écho de son choix de la vie en ses multiples ressourcements, ce mouvement valant pour lui-même comme essor d’être et de le dire. C’est à la source que singulier et communauté tissent leur complicité, et la source de l’être se manifeste comme source du langage, qui en est la lumière, ou la conscience réflexive. [35]
Dans cette perspective, la paix, entendue comme plénitude et ainsi séparée de son contraire dans l’extériorité d’une réflexion qui se prétendrait universelle et ne lui imposerait qu’une limite, selon les lois de la nécessité, est l’utopie vers laquelle tendre sans cesse au sein du devenir conçu comme ouvert, et donc imprévisible. La liberté se révèle absolument subjective. « Vous dites : je ne suis pas libre. Or, j’ai levé et baissé le bras. Chacun comprend que cette réponse illogique est une preuve irréfutable de la liberté. » [36] Tolstoï ajoute, quelques pages plus loin : « La liberté est le contenu. » [37] Elle est, écrit-il aussi, juste avant, « l’essence de la vie dans la conscience de l’homme ». Le récit instaure une conversation des singularités au fil du devenir, non seulement d’auteur à auteur, mais de l’auteur à son lecteur (et n’est-on pas lecteur avant de devenir auteur ?). Où se déploie le « contenu », « l’essence de la vie », et donc l’intériorité en son lien avec autrui et avec l’extériorité (histoire ou nature), il ne peut se trouver que conversation, et non lutte. Il s’agit d’écoute, de partage, et non de jugement. Ce dernier, ainsi que l’imitation qu’il engendre, n’impose que limite, et silence, sans doute, à un certain nombre de voix, selon les critères objectifs (sic) de la division du travail. Le singulier et la communauté s’épanouissent selon les vertus du devenir, que le définitif émaille de ses ruptures, tragiques. La tragédie appelle une réponse cathartique ; on s’en détourne de sorte que la vie continue. La contemplation de la douleur et de la mort dans leur extériorité tiennent de la fascination du survivant pour la destruction. Mais entendre les voix de la souffrance participe pleinement de cet esprit du récit que je conçois comme utopie de plénitude, et plénitude de l’utopie, ce que Wilfred Owen nommait « éternelle réciprocité des larmes » [38] et qu’Isaac Rosenberg rapportait à l’arbre de vie :

Du côté des racines de l’arbre de vie
(Le dessous des choses
Invisible aux yeux les plus profonds de la terre). [39]

La douleur de la guerre requiert également d’être considérée du point de vue du sujet, non selon les normes et exigences de la fatalité, mais du point de vue des hommes, non des héros, comme le dit Tolstoï dans sa postface à La guerre et la paix. Et ceci participe véritablement de la paix, entendue comme plénitude, comme valeur, vie pleine et entière, à laquelle tendre sans cesse. Le récit, né de l’écoute et la suscitant, se détournant dès lors de la lutte, participe de ce choix d’une communauté de singuliers. L’utopie de plénitude est une puissance incarnée d’avenir, une transcendance du possible qui prend racine et s’anime au foyer singulier de toute existence. Ici s’esquisse une unité féconde qui ne contrarie pas le multiple, mais l’oriente.

Notes

[1Voir l’article de Jean Bancal sur Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) dans l’Universalis : « L’antagonisme autonomiste et l’équilibration solidariste sont ‘la condition même de l’existence’ : sans opposition, pas de vie, pas de liberté ; sans composition, pas de survie, pas d’ordre. Le pluralisme est donc l’axiome de l’univers ; l’antagonisme et l’équilibration, sa loi et sa contre-loi (La Guerre et la paix, 1861). Le monde, la société sont pluralistes. Leur unité est une unité d’opposition-composition, une union d’éléments diversifiés, autonomes et solidaires, en conflit et en concours. » On peut rapporter à Héraclite cette perspective ; on songe également à Blake dans le Mariage du Ciel et de l’Enfer : « Sans contraires, nulle progression. »

[2Léon Tolstoï, La guerre et la paix (1868-69), Tome 2. Traduction d’Elisabeth Guertik. Paris : Le Livre de Poche, 1968, p. 728.

[3Diogène Laërce, « Héraclite », in Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres. Edition de R. Genaille. Paris : Garnier-Flammarion, 1965, p. 165.

[4Héraclite, Fragment 8, in Les Penseurs grecs avant Socrate : De Thalès de Milet à Prodicos. Edition de Jean Voilquin. Paris : Garnier-Flammarion, 1964, p. 74.

[5Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1990). Traduction d’Erika Abrams. Paris : Verdier, 2007, p. 79.

[6Henri Meschonnic, Les Cinq Rouleaux. Traduit de l’hébreu. Edition revue et corrigée. Paris : Gallimard, 1986, p. 51. Première édition, 1970.

[7Ibid., p. 53.

[8Ibid., p. 45.

[9VIII, 4, ibid., p. 48.

[10Léon Tolstoï, La Guerre et la paix, tome 2, op. cit., p. 702.

[11Héraclite, Fragment 29 (42), in Fragments. Edition commentée de Marcel Conche (Première édition, 1986). Paris : Belles Lettres, 2013, p. 116.

[12Ibid., pp. 116-117.

[13Ibid., p. 118.

[14Henri Meschonnic, Paroles du Sage, in Les Cinq rouleaux, op. cit., p. 149.

[15Héraclite, Fragment 129 (53), in Fragments, op. cit., p. 441.

[16Marcel Conche, in ibid., p. 442.

[17Héraclite, Fragment 1 (50), in ibid., p. 23.

[18Héraclite, Fragment 7 (2), in ibid., p. 57.

[19Héraclite, Fragment 109 (67), in ibid., p. 379.

[20Héraclite, Fragment 85 (76), in ibid., p. 297.

[21Marcel Conche, in ibid., p. 298.

[22Héraclite, Fragment 7 (2), in ibid., p. 57.

[23Marcel Conche, in ibid., p. 58.

[24Ibid., p. 59.

[25Héraclite, Fragment 59 (33), in ibid., p. 57.

[26Marcel Conche, in ibid., p. 440.

[27Héraclite, Fragment 128 (80), in ibid., p. 439.

[28Hésiode (milieu du VIIIème siècle), Les travaux et les jours (24), in Théogonie, Les travaux et les jours, Le bouclier. Edition de Paul Mazon. Paris : Belles Lettres, 1979, p. 87.

[29Vers 17-26, in ibid., pp. 86-87.

[30Adam Smith, “Principle of the Division of Labour”, The Wealth of Nations (1776). Edited by Andrew Skinner. Harmondsworth : Penguin, 1977, p. 119. Traduction A.M. 

[31Benjamin Fondane, Le mal des fantômes. Liminaire d’Henri Meschonnic. Lagrasse : Verdier, 2006, p. 165.

[32Héraclite, Fragment 113 (111), in Fragments, op. cit., p. 394.

[33Héraclite, Fragment 107 (88), in ibid., p. 372.

[34Marcel Conche, in ibid., p. 413.

[35Les ouvrages de Robert Misrahi apportent, sur ces questions de la conscience réflexive, du sujet et de la liberté, une réflexion indispensable.

[36Léon Tolstoï, La guerre et la paix, op. cit., p. 702.

[37Ibid., p. 714.

[38The Poems of Wilfred Owen (1990). Edited by Jon Stallworthy. London : Chatto & Windus, 2004, p. 122.

[39The Poems and Plays of Isaac Rosenberg. Edited by Vivien Noakes. Oxford : O.U.P., 2004, p. 142.


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