F. ou Ferrare de Giorgio Bassani
23 septembre 2015
« En tant que narrateur, mon ambition suprême a toujours été d’être fiable, crédible, en somme de garantir au lecteur que le Ferrare dont je lui parle est une vraie ville, qui existe effectivement. Soyons clairs : ce n’est pas qu’aucune liberté me soit permise, même si dans les versions successives des derniers livres qui constituent le Roman de Ferrare (je fais référence à l’édition de 1980, que je considère comme définitive) j’ai cherché à me tenir plus et mieux à la vérité objective, historique. Le jardin de la maison des Finzi-Contini, par exemple, ne s’est jamais trouvé au fond du Corso Ercole I d’Este, la plus belle et la plus célèbre rue de la ville. Sur la gauche, juste à côté des fortifications, existait cependant l’espace vert dont j’ai parlé, l’endroit qui aurait pu l’abriter... Je me suis permis en outre quelques modifications du tissu urbain, c’est vrai. Certaines routes, certaines places, que j’ai dû inventer. Je pense toutefois être resté fondamentalement honnête et m’être efforcé de restituer une image aussi réelle que possible, concrète, de la Ferrare sur laquelle j’ai écrit. » [1] En effet, de nouvelle en nouvelle, de roman en roman, Bassani fait revivre la ville comme une scène où évoluent des personnages dont les noms se retrouvent ici ou là, dans tel ou tel récit. La narration en gagne en vraisemblance et la lecture, en plaisir.
Fidèle à la ville de son enfance, où il vécut ses premières années dans la maison de son grand-père maternel, Cesare Minerbi, via della Ghiara, puis, à partir de 1918, dans la grande maison de ses grands-parents paternels, Davide Bassani et Eugenia Hanau, au numéro 1 de la via Cisterna del Follo, Giorgio Bassani, né le 4 mars 1916 à Bologne, publia en 1962 Le jardin des Finzi-Contini, qu’il retravailla avec ses autres romans et nouvelles pour les intégrer dans l’édition de 1980, définitive, comme il le dit dans l’entretien cité. Le lieu est important, mais également l’histoire, pour celui qui voulait être « en plus d’un auteur de fiction, également un historien de moi-même et de la société que je représentais » [2], plutôt qu’un « raconteur de bobards ». Et là, paradoxalement, et notamment dans Le jardin des Finzi-Contini, il écrit sur la période dont il dit, « de 1937 à 1943, je me détachai complètement de ma famille, de ma ville, devenant d’une certaine façon étranger à tout ce qui m’avait entouré jusqu’alors ». Ayant obtenu son diplôme de fin d’études secondaires en 1934, il s’était inscrit à la Faculté des Lettres de Bologne, où il se rendait en train, comme le narrateur de son roman de 1962. En 1937, il intégra le mouvement antifasciste Giustizia e Libertà et se mit à voyager, à Naples ou à Florence, enseignant en 1939 à l’école de l’ancien ghetto de Ferrare, 79, via Vignatagliata. Il est incarcéré en mai 1943, puis libéré en juillet après la chute de Mussolini. Il se cache ensuite, avec sa nouvelle épouse, et attend à Rome l’arrivée des Alliés. Ses parents et sa sœur, demeurés à Ferrare, échappèrent aux rafles allemandes, mais une partie de sa famille fut déportée. Le rôle du poète est pour lui de « faire en sorte que l’on oublie pas. Une humanité qui oublierait Buchenwald, Auschwitz, Mauthausen, je ne peux l’accepter. J’écris pour qu’on se souvienne » [3]. Il pense donc que « les poètes aussi, s’il en sont vraiment, reviennent toujours du royaume des morts » [4] – aussi, comme son personnage de Une plaque commémorative via Mazzini, Geo Josz, revenu d’Auschwitz comme son propre cousin, Eugenio Ravenna. L’œuvre littéraire se présente comme une reprise, au sens kierkegaardien du terme, si l’on en croit ces propos : « Ma famille d’origine et mes amis de jeunesse, je les retrouverais, oui, mais plus tard, beaucoup plus tard, quand je commencerais d’une certaine manière à écrire sur eux. N’était-il pas inévitable, du reste, que les choses se passent ainsi ? Pour devenir un artiste, ne faut-il pas mourir avant de renaître ? » [5]
Le point de vue du narrateur du Jardin des Finzi-Contini, rétrospectif, s’inscrit dans ce feuilleté du récit que l’Italie offre sans effort. Le roman débute à Cerveteri, où il est question des antiques Etrusques. Cette descente au monde souterrain place l’évocation des années d’avant-guerre dans un temps qui transcende la seule chronique historique afin d’en révéler la teneur existentielle propre. L’instant, ainsi que le lieu, tous deux cernés et restreints à eux-mêmes, s’inscrivent dans l’infini de l’épopée humaine et en prennent un relief particulier, le moment présent prenant totu son relief sur fond d’éternité. Giorgio Bassani était conscient de ce rapport : « D’autre part, le contraste entre l’énormité des questions dont je parle et la petitesse de Ferrare (une petite ville de province, identique à presque tant d’autres) me donne une garantie d’être écouté, cru. Oui, c’est précisément cette petitesse, cette quasi-inexistence, à côté du sublime, qui me permet d’espérer avoir écrit des livres qui, d’une certaine façon, ont à voir avec la vie dans sa réalité, et donc avec la poésie. » [6] L’insertion de la vaste perspective temporelle et subjective (le sujet œuvre dans le temps en lui donnant sa forme) dans les limites de l’instant, figuré par un lieu défini, constitue sans doute l’exercice spirituel moderne. Il s’agit d’initiation comme de reprise puisque ces deux mouvements participent d’une résurrection, ce que Bassani appelle « réalité spirituelle » [7], « seule réalité » : « Et c’est aussi pour cela que je me suis acharné sur mes textes pour en faire une seule œuvre. C’est uniquement pour cette raison que j’ai écrit et réécrit chaque page de mes livres. J’ai écrit et réécrit pour dire, à travers mon œuvre, la vérité. Toute la vérité. » Et cette vérité n’est pas un objet fini, de type esthétique, mais un choix éthique qui s’apparente à une seconde naissance et met en jeu « un souffle de type religieux ». Le sujet, en ce choix de soi-même ou travail d’intériorité qu’est l’œuvre, suscite son propre au-delà puisqu’il permet que se manifeste l’avenir informe qui sourd en lui. L’œuvre est une mise au monde. Que l’on transforme « l’homme en chose », comme y « tend de plus en plus » notre monde, et l’on coupe l’être de sa source. Il n’est plus d’œuvre, ni de vie, possibles. Le poète, qui revient du « royaume des morts » [8], les ressuscite grâce à l’amour, qui est la réalité spirituelle fondamentale : « On peut tout feindre et déguiser, ici-bas et de nos jours, sinon deux choses : l’amour et l’Esprit (qui n’en font du reste qu’une). » [9] On ne s’étonnera guère que Giorgio Bassani qui, à partir de 1948 jusqu’en 1960, fut rédacteur en chef de Botteghe oscure, y ait publié Robert Graves, puisque ces deux mouvements, descente aux enfers et résurrection grâce à l’amour, fondent la poétique de celui qui, durant la première guerre mondiale, quoique dans un contexte différent, est lui aussi revenu du royaume des morts.
« Geo Josz est mort, il est allé d’où on ne revient pas, il a vu un monde que seul un mort peut avoir vu. Il revient par miracle, mais il revient ici. Et les poètes, eux, que font-ils sinon mourir et revenir ici pour en parler ? Qu’a fait Dante Alighieri sinon mourir pour dire toute la vérité sur son époque ? Il a été de l’autre côté : en Enfer, au Purgatoire, au Paradis, pour ensuite revenir ici. » [10] C’est en avril 1957, comme il le conte dans le Prologue du Jardin des Finzi-Contini, alors qu’il visitait la nécropole étrusque de Cerveteri en compagnie de sa famille et d’amis (Niccolò Gallo, Cesare Garboli et Pietro Citati, tous trois écrivains et critiques littéraires), que Giorgio Bassani reçoit « l’impulsion, l’incitation » [11] d’écrire ce roman. En fait, la genèse de l’œuvre s’étire sur une longue période, certaines pages datant des années quarante ; d’autres ayant été écrites dans les années cinquante et publiées dans la revue Il caffè politico e letterario en 1955. Ce feuilleté du souffle dans le temps participe de cette lente descente au royaume des morts qui est une descente en soi sans autre objet que le mouvement lui-même, en toute liberté. « Ma religion était la liberté. Je croyais dans la liberté comme religion : suivant en cela également Benedetto Croce. » [12]
Différentes époques se superposent dans cette visite à Cerveteri. « Nous passions maintenant à quelques mètres de ces monticules qu’en dialecte romain l’on nomme des montarozzi et dont est parsemée jusqu’à Tarquinia et au-delà, et cela davantage du côté des collines que vers la mer, toute cette portion de terre du Latium au nord de Rome, qui n’est donc autre qu’un cimetière immense et ininterrompu. Là, l’herbe est plus verte, plus drue, plus sombre que celle de la plaine en contrebas, entre l’Aurelia et la Tyrrhénienne : signe que l’éternel sirocco, qui souffle de biais de la mer, a perdu en chemin une grande partie de sa salure quand il arrive là-haut, et que l’humidité des montagnes proches commence à exercer sur la végétation son influence bienfaisante. » [13] L’évocation de ce moment d’avril 1957, à l’imparfait, débouche sur un présent que nous qualifierons de géographique, présent plus vaste que la simple vie singulière ; en comparaison, ses métamorphoses sont très lentes. A certains égards, le paysage et le climat transcendent notre existence, même si le premier surtout se modifie avec notre activité.
De surcroît, cette terre particulière est comme enceinte, ou gravide, de son propre passé, – d’une civilisation humaine enfouie dans le Grand Temps des origines. « Dans mon livre d’histoire », dit Giannina, c’est-à-dire Paola, la fille de l’écrivain, « les Etrusques sont au début, à côté des Egyptiens et des Hébreux. Mais écoute, papa, selon toi, c’est les Etrusques ou les Hébreux qui sont les plus anciens ? » [14] Le mot italien gli Ebrei désignant à la fois les Hébreux et les Juifs, le présent ne se dissocie pas de sa source. Une continuité s’établit au sein du récit ; il la permet, elle le fonde selon notre profond désir. En ce qui concerne les Etrusques, cette aspiration au continu réclame que l’imagination transcende la disparition et contribue à une nouvelle naissance de ce monde oublié. « Et, pendant notre visite, ayant volontiers laissé de côté mes ultimes velléités de scrupule philologique, je tentais de me représenter de façon concrète ce que pouvait signifier pour les derniers Etrusques de Cerveteri, ceux des époques postérieures à la conquête romaine, la fréquentation assidue de leur cimetière suburbain. » [15] En cette descente au royaume des morts, la conscience se dissocie à la rencontre de l’altérité, à la fois temporelle (une autre période) et personnelle (d’autres êtres) ; ces deux aspects vont de pair. Il s’opère une disjonction entre « aujourd’hui », au début du paragraphe suivant (« Exactement comme aujourd’hui encore, dans les villages de la province italienne, le portail du cimetière est le terme obligé de toute promenade vespérale ») et « maintenant », à la fin, qui s’applique à l’époque romaine, mais pourrait également qualifier « aujourd’hui » : « Le monde changeait, oui – se disaient-ils sans doute, tout en marchant dans l’allée dallée qui traversait d’un bout à l’autre le cimetière, au centre de laquelle les roues ferrées des convois avaient creusé au cours des siècles deux profonds sillons parallèles. Ce n’était plus celui de jadis, quand l’Etrurie, avec sa confédération de cités-Etats aristocratiques, dominait la presque totalité de la péninsule italique. De nouvelles civilisations, plus frustes et plus populaires, mais aussi plus fortes et plus aguerries, avaient maintenant pris le dessus. » Au centre de cette non-coïncidence entre « aujourd’hui » et « maintenant », au milieu du paragraphe, s’imaginant les familles en visite au cimetière, Giorgio Bassani compare les « tombes coniques » aux « bunker dont les soldats allemands ont vainement parsemé l’Europe durant la dernière guerre, des tombes qui ressemblaient certainement, également par leur forme intérieure, aux habitations-fortins des vivants ». Là encore, les « habitations-fortins des vivants » peuvent être ou bien les bunker ou bien les habitations étrusques. La seconde guerre mondiale, en tout cas, fait figure de rupture. La mort s’impose sans cette promesse de continuité contenue dans les tombes, là où « l’éternité ne devait plus sembler une illusion, une fable, une promesse faite par les prêtres. L’avenir pouvait bouleverser le monde à sa guise. Mais là, dans l’étroite enceinte consacrée aux morts familiers, [...], rien ne changerait jamais » [16].
La descente au souterrain suscite une conscience double, mobile dans le temps et parmi les êtres ; c’est ainsi qu’elle appelle l’évocation, le récit. Des tombes de Cerveteri, le narrateur se transporte au cimetière juif de Ferrare, derrière la Chartreuse, où se trouve le cimetière catholique, et songe à la « tombe hideuse » [17] des Finzi-Contini, où un seul d’entre ceux qu’il avait connus fut inhumé. « Alors que Micòl, la fille cadette, et son père le professeur Ermanno, et sa mère madame Olga, et madame Regina, la mère paralytique et très âgée de madame Olga, tous déportés en Allemagne au cours de l’automne 43, qui pourrait dire s’ils ont trouvé une sépulture quelconque ? » Ce feuilleté du temps procède d’un retour sur soi de la conscience, qui dans cette disjonction, perçoit sa propre non-coïncidence, – à l’instant (par l’imagination) et dans le temps (par la mémoire), – et sa propre altérité ainsi que celle d’autrui. « Je l’ai déjà dit avant : les Finzi-Contini ne veulent pas vivre, ils appartiennent à la mort. Ils aiment leur maison, leur jardin, et c’est tout. Micòl veut juste être différente, elle veut vivre, elle porte d’une certaine façon mon message. J’ai écrit le livre pour m’identifier à Micòl. Les poètes se confessent toujours à travers un de leurs personnages. Mieux : tous les personnages s’ils sont nombreux, incarnent un sentiment. Micòl est comme moi. Je n’aurais pu écrire le roman dont Micòl est le personnage central si je ne lui avais pas ressemblé d’une façon ou d’une autre. » [18] Identification et ressemblance marquent un rapport (sens premier du mot « analogie »), c’est-à-dire une disjonction, comme dans cette conscience double que la terre gravide du royaume des morts met au monde. Et l’œuvre est le fruit de cette absence de coïncidence ; c’est un mouvement vers l’altérité sous ses différents aspects. « Le poète s’identifie peu à peu aux choses et aux personnes dont il parle. Pas complètement pourtant, jamais. L’identification complète est impossible. Si cela arrivait, le poète ne serait plus poète, il s’identifierait, même existentiellement, avec l’objet ou la personne dont il parle. Malgré cela, à travers la forme du sentiment, le poète se confesse, il dit la vérité avant tout sur lui, sur une partie de lui. De lui tout entier il ne peut parler, mais d’une partie, oui, absolument. » [19] Je pense qu’on peut voir la relation, désirée mais découragée, entre le narrateur et Micòl comme le résultat du travail de parturition de cette non-coïncidence de l’être à lui-même, dans l’instant et dans le temps, et aux autres. La suspicion de celui dont nous percevons l’intériorité à l’égard de celle qu’il aime, qui fait tant penser à la jalousie du narrateur de la Recherche du Temps perdu à l’égard d’Albertine, tiendrait dès lors de cette inadéquation de l’esprit à lui-même et à autrui. Cette expérience de la disjonction a un caractère initiatique. Elle impose un terme, au sein de la vie réelle, à la plénitude paradisiaque de l’enfance tout en sauvegardant dans le récit cette aspiration fondamentale, cette utopie.
Les Finzi-Contini, autant par leur tombe que par leur maison, sont des êtres qui ne coïncident pas à la norme et se sont entourés d’un « cercle d’isolement, de séparation » [20]. Leur demeure et son jardin se trouvent dans une artère « qui semble vraiment vous conduire vers l’infini » [21] ; ils se situent en fait à la lisière du monde réel et de celui de l’imagination, puisque le corso Ercole I d’Este existe bien à Ferrare, ainsi qu’un espace vert près des remparts, mais la « magna domus » [22] et son jardin, qui fait figure de paradis, n’existent que dans l’imagination de Bassani et de son lecteur. L’auteur s’inspira du parc, à Ninfa, au Sud-Est de Rome, de la princesse Caetani, qui lui avait confié la direction de la revue qu’elle fondait en 1952, Botteghe oscure. F. s’insinue donc dans Ferrare – F. comme Ferrare, bien sûr, mais aussi F. comme Finzi-Contini. Pier Paolo Pasolini relate, dans un article de 1974, ce moment où Bassani, son ami, lui demanda s’il ne lui fallait pas substituer à l’initiale jusque-là utilisée, le nom complet de la ville. « Jusque-là – le début des années cinquante – il avait toujours écrit ‘F.’. Ferrare n’était pas nommée. » [23] On peut interpréter cette dualité comme non-coïncidence de l’imagination et de la réalité, ou de l’intériorité et du monde des choses. Bassani insinue dans Ferrare cette sorte de paradis inaccessible si ce n’est par intervalles, qui correspond à un désir ancré dans l’âme depuis l’enfance. Il y fait d’ailleurs allusion grâce au célèbre vers de Baudelaire, nommant le « vert paradis des amours enfantines » [24] au moment où il parvient à s’en détacher, au terme de l’initiation. A la fin du roman, on revient au lieu du commencement. « Et si, escaladant le mur, j’entrais en cachette dans le parc ? Lorsque j’étais enfant, par un très lointain après-midi de juin, je n’avais pas osé le faire, j’avais eu peur. Mais maintenant ? De quoi aurais-je pu avoir peur maintenant ? » Ce retour sur soi, dans la spirale du devenir, appartient à la catabase.
A l’origine, lorsque Micòl était apparue, au-dessus du « mur d’enceinte » [25], le narrateur, ayant le vertige et sous prétexte de cacher sa bicyclette (véhicule traditionnel à Ferrare), s’était livré à une descente au souterrain, soulignant le caractère initiatique du roman. « Elle m’indiquait, à une cinquantaine de mètres de distance, l’une de ces petites huttes coniques et herbeuses, n’ayant guère plus de deux mètres de haut et dont l’ouverture d’entrée est presque toujours enterrée, dans lesquelles il est si fréquent de buter lorsqu’on fait le tour des remparts de Ferrare. A les voir, elles ressemblent un peu aux montarozzi étrusques de la campagne romaine ; à une échelle très inférieure, naturellement. » [26] Et « la peur enfantine du noir et de l’inconnu » [27] fait place à un « sentiment non moins enfantin de soulagement » puisqu’en cette descente aux profondeurs obscures éveillant l’imagination, le narrateur échappe à l’abîme que lui ouvre la réalité. Le vertige ne concerne plus seulement l’escalade du mur, mais la relation elle-même avec Micòl et le temps très long d’après le premier baiser, ce qui est présenté plus loin comme un « abîme » quand le jeune homme s’entretient en rêve avec sa bien-aimée : « Et à flirter un peu ensemble, à la fin du compte, quel mal y a-t-il ? Ce n’est pas comme faire l’amour ! On est sur la première marche, au bord de l’abîme. Mais de là à en toucher le fond, de cet abîme, il y a encore un long chemin à descendre ! » [28] Le même mot allie les deux vertiges, celui des hauteurs et celui de l’altérité amoureuse ; le narrateur décrit ainsi les jeunes gens grimpant sur les remparts : « En tout cas, tandis qu’ils étaient suspendus de la sorte au-dessus de l’abîme – en général, par deux : l’un derrière l’autre –, je les entendais bavarder tranquillement, en dialecte, exactement comme s’ils avaient été en train de marcher sur un chemin au milieu des champs. » [29]
Du côté du « rempart des Anges » [30] où le jeune écolier se retrouve, fuyant la maison et le regard de son père parce qu’il vient d’être collé en mathématiques, Micòl apparaît tout à la fois comme un ange à la cime de son échelle et comme la bien-aimée à sa « fenêtre » [31], surprenant le narrateur en son dépit et l’en guérissant, –première initiation. Il voit dans cette rencontre la marque d’un lien personnel entre eux deux. Elle lui propose de le faire « entrer » [32]. « Ce qui me retenait, c’était une répugnance différente de celle purement physique des vertiges : une répugnance analogue, mais différente et plus forte. » [33] Le moment ne coïncide pas avec le désir, pas plus qu’au dernier chapitre, à l’instant où il pénètre dans le paradis par le même mur : « ... maintenant je pensais que oui, si, après tout, c’était là, chez Micòl, que Giampi Malnate venait toutes les nuits après m’avoir quitté sur le seuil de la porte de ma maison » [34]. C’est l’imagination, à chaque fois, qui empêche le narrateur de pénétrer l’instant dans sa plénitude. Une disjonction s’installe, qui prévient toute forme de coïncidence entre le désir et la réalité. Et l’initiation mène au renoncement. Cette mort à lui-même s’opère au moment où se délie avec son père « l’ancien nœud de rancune enfantine » [35] ; ce dernier lui décrit son amour contrarié comme une passe initiatique : « Dans la vie, si l’on veut comprendre, comprendre vraiment ce que sont les choses de ce monde, il faut mourir au moins une fois. Et alors, étant donné que c’est là la loi, mieux vaut mourir jeune, quand on a encore beaucoup de temps devant soi pour se relever et ressusciter... » [36] C’est un monde qui meurt, aussi, en ces années-là ; l’histoire ouvre un abîme sur lequel se tisse le roman, œuvre de l’amour.
Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change [37]
Giorgio Bassani attribue à son personnage, Giannina, la phrase de sa propre fille, Paola :
« Mais non, déclara-t-elle avec douceur, en disant cela, tu me fais penser au contraire que les Etrusques ont vécu eux aussi, et je les aime, comme tous les autres. »
La visite de la nécropole se déroula ensuite, je me le rappelle, sous le signe de l’extraordinaire tendresse de cette phrase. C’est Giannina qui nous avait mis en état de réceptivité. C’était elle, la plus petite, qui, en un certain sens, nous tenait par la main. [38]
Le narrateur n’est pas tout à fait l’auteur dans cette substitution de la fille d’un ami à sa propre fille. Il opère ainsi le nécessaire décalage entre réalité et récit.
L’amour et l’Esprit, semblables, comme le pense Giorgio Bassani (voir plus haut), transcendent la séparation en un lieu de partage de la vie et d’identification à son principe que cette conscience double descendant en elle-même nous permet de découvrir et d’éprouver. L’esprit, « agent diviseur » [39], nous dit Kierkegaard dans Le concept de l’angoisse (1844), « se pose lui-même » en posant « la synthèse » d’âme et de corps qu’est l’être humain, mais il l’aura au préalable pénétrée, « et le sommet du sensuel est précisément le sexuel ». Ainsi le philosophe danois associe-t-il les diverses formes d’altérité, celle de la conscience à elle-même, de l’être intérieur à l’altérité de l’amour, toutes deux se déduisant de la disjonction que le langage introduit entre la réalité et le possible, réalité pensée. Cette disjonction correspond à la conscience du devenir. Il s’ensuit que l’état de plénitude ne peut s’atteindre qu’à de rares instants ; l’aspiration aux « lieux paradisiaques » [40] connaît ses exils – nouvelle disjonction, dans l’altérité de l’amour, entre réalité vécue et réalité pensée, ou désirée. « Mais Micòl ne descendit pas pour cela du piédestal de pureté et de supériorité morale sur lequel je l’avais placée depuis que j’étais parti pour l’exil. Elle continua de rester là-haut. Quant à moi, je m’estimais chanceux d’avoir été de nouveau admis à admirer de temps en temps son image lointaine, non moins belle intérieurement qu’extérieurement. ‘Comme la vérité – comme elle, triste et belle...’ : ces deux premiers vers d’un poème que je n’achevai jamais, bien qu’écrits plus tard, tout de suite après la guerre, se rapportent à la Micòl d’août 1939, telle que je la voyais alors. » Le récit porte sa propre utopie et ce à quoi Bassani s’identifie et renonce, au moins partiellement, c’est au « vierge » [41], au « vivace » et « au bel aujourd’hui », selon le vers de Mallarmé – « Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » [42] – qu’il met dans la bouche de Micòl à la fin du roman, dans l’Epilogue.
Ce paradis recréé dans le récit est un monde où triomphe le langage, dans les multiples langues utilisées, que ce soient l’allemand ou le français. Quand elle apparaît au sommet du mur d’enceinte, Micòl est décrite, du fait du blond de ses cheveux, comme la « fille aux cheveux de lin », titre d’un prélude de Debussy, à partir d’un poème de Leconte de Lisle. Bassani insiste aussi beaucoup sur les dialectes italiens, ceux de Ferrare et de Rome, celui de Milan aussi, parlé par Malnate. La bibliothèque de la « magna domus » peut servir de substitut à celle dont le narrateur est chassé après l’imposition des « lois raciales » en 1938. Elle contient la fine fleur de la culture européenne. A ce passé, Bassani oppose le personnage de Malnate et « son avenir démocratique et social » [43]. Avec cet ingénieur qu’il imagine à la fin dans le bras de sa bien-aimée, il discute de poésie. Malnate récuse la poésie de « la négation » [44] au profit de « l’affirmation », d’un « oui que le poète en dernière analyse ne peut pas ne pas dresser contre la Nature hostile et la mort ». Il oppose les « poèmes républicains » [45] de Giosuè Carducci (1835-1907) aux vers de Montale ou d’Ungaretti et apprécie les poèmes de son ami, « soutenant qu’il était possible d’y entrevoir une ‘ouverture’ pour une poésie figée, comme la poésie italienne contemporaine, dans les arides déserts du calligraphisme et de l’hermétisme » [46]. Cette discussion reflète sans doute le questionnement intérieur de Bassani lui-même et le lien qu’il imagine entre Micòl et Malnate tient, on peut le penser, à une tentative de synthèse entre réalité vécue et possible poétique. Malnate apprécie également l’œuvre, en dialecte milanais, de Carlo Porta (1775-1821).
Ce monde de l’Esprit se heurte à l’Histoire, mais en ce retour, suscité par l’amour, sur le passé vécu, Bassani donne, dans ses mots, une sépulture, plus vivante qu’un monument, aux disparus. Il ne décrète pas, dans une perspective idéaliste, ou symboliste, la mort de la réalité sensible, mais la fait au contraire revivre, même si entre les mots et la réalité, entre le récit et la vie existe cette non-coïncidence qui ne permet qu’une identification partielle au sein du devenir – « Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change ». Il nous fait vivre aussi, – ce qui implique une autre langue, l’hébreu biblique –, les différents rituels de la communauté juive de Ferrare, à la synagogue italienne ou à la synagogue espagnole, où se rendent les Finzi-Contini, Ferrare ayant été un centre littéraire et liturgique pour la communauté juive italienne.
Le renoncement au paradis en est la résurrection ; le F. du monde intérieur anime la réalité disparue du Ferrare de cette époque enfouie. « Et comme ce n’étaient là, je le sais, que des mots, les habituels mots trompeurs et désespérés que seul un véritable baiser eût pu l’empêcher de proférer, que justement de ces mots et non d’autres soit scellé ici le peu de chose que le cœur a su se rappeler. » [47] Dans tout le roman, Bassani maintient cette forme de non-coïncidence de la réalité vécue et de la réalité rêvée ; F. n’est pas tout à fait Ferrare, mais si l’on va à Ferrare à la suite de la lecture du Roman de Ferrare, on sait que l’on se trouve vraiment quelque part. On s’y reconnaît. Le récit donne à l’instant sa pleine résonance existentielle.
[1] Giorgio Bassani, « En réponse, VI », in Le Roman de Ferrare (1980). Traductions de Michel Arnaud et Gérard Genot, révisées par Vincent Raynaud et Muriel Gallot. Paris : Gallimard Quarto, 2006, p. 739.
[2] Giorgio Bassani, « En réponse, VII ». Rencontre organisée par Anna Dolfi à l’Université de Trente le 4 mai 1991, in ibid., p. 746.
[3] Giorgio Bassani, « En réponse, VI », in ibid., p. 742.
[4] Ibid., p. 740.
[5] Ibid., p. 738.
[6] Ibid., p. 742.
[7] Giorgio Bassani, « En réponse, VII », in ibid., p. 751.
[8] Giorgio Bassani, « En réponse, VI », in ibid., p. 740.
[9] Giorgio Bassani, « En réponse, IV », in ibid., p. 732.
[10] Giorgio Bassani, « En réponse, VII », in ibid., p. 747.
[11] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 241.
[12] Giorgio Bassani, « En réponse, VII », in ibid., p. 745.
[13] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 242.
[14] Ibid., p. 243.
[15] Ibid., p. 244.
[16] Ibid., pp. 244-245.
[17] Ibid., p. 245.
[18] Giorgio Bassani, « En réponse, VII », in ibid., p. 749.
[19] Ibid., p. 751.
[20] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 247.
[21] Ibid., p. 248.
[22] Ibid., p. 268.
[23] Pier Paolo Pasolini, « L’histoire de Bassani écrivain commence par un doute : F. ou Ferrare », in ibid., p. 11.
[24] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 433.
[25] Ibid., p. 268.
[26] Ibid., p. 274.
[27] Ibid., p. 275.
[28] Ibid., p. 329.
[29] Ibid., p. 272.
[30] Ibid., p. 266.
[31] Ibid., p. 268.
[32] Ibid., p. 270.
[33] Ibid., p. 272.
[34] Ibid., p. 435.
[35] Ibid., p. 425.
[36] Ibid., p. 429.
[37] Stéphane Mallarmé, « Le Tombeau d’Edgar Poe », in Œuvres complètes I. Edition de Bertrand Marchal. Paris : Gallimard Pléiade, 1998, p. 38.
[38] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 243.
[39] Sören Kierkegaard, Le concept de l’angoisse (1844), in Miettes philosophiques, Le concept de l’angoisse, traité du désespoir. Traduction de Knud Ferlov et Jean-Jacques Gateau. Paris : Gallimard Tel, 2003, p. 210.
[40] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 402.
[41] Ibid., p. 438.
[42] Stéphane Mallarmé, Sonnet, in Œuvres complètes I, op. cit., p. 36.
[43] Giorgio Bassani, Le jardin des Finzi-Contini (1962), in ibid., p. 438.
[44] Ibid., p. 411.
[45] Ibid., p. 412.
[46] Ibid., p. 412-413.
[47] Ibid., p. 438.