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Colloque Ecrire la Faim : Les artistes de la faim

26 septembre 2011

par Anne Mounic

La faim, ou la faille de la voix intérieure

« Audacity of Bliss, said Jacob to the Angel « I will not let thee go except I bless thee » – Pugilist and Poet, Jacob was correct – » [1] (Audace de la félicité, dit Jacob à l’Ange « je ne te laisserai pas partir que je ne te bénisse » – Pugiliste et poète, Jacob avait raison –).

Emily Dickinson

Claude Vigée tire le titre de son recueil d’essais publié par Raymond Aron chez Calmann-Lévy en 1960, puis réédité par Philippe Nadal en 1989, de celui de la nouvelle de Kafka, parue dans La colonie pénitentiaire, « Ein Hungerkünstler », traduit par Alexandre Vialatte comme « Un champion de jeûne » [2]. L’artiste en question, ne trouvant pas nourriture à son goût, se laisse mourir de faim, jusqu’à finir dans une cage et y mourir : « … je ne peux pas trouver d’aliments qui me plaisent. Si j’en avais trouvé un, crois-m’en, je n’aurais pas fait tant de façons et je me serais rempli le ventre comme toi et tous les autres. » Voici l’aveu final à « l’inspecteur ». [3] Le jeûneur, au début de la nouvelle, est surveillé par des « bouchers » [4], ce qui accrédite, puisque, comme on le sait, le père de l’écrivain était lui-même boucher, l’affirmation de Claude Vigée selon laquelle : « L’Artiste de la Faim, dans le schéma mental de Kafka, est l’équivalent renversé de la paternité, l’image négative d’une fertilité convoitée mais interdite. » [5] Et, un peu plus loin, l’essayiste cite Kafka lui-même : « Ma vie, dit Kafka, est l’hésitation devant la naissance. » [6]

Je voudrais ici montrer que cette « faim » dont parlent Kafka et Claude Vigée manifeste une faille de l’intériorité, assez révélatrice, comme le montre d’ailleurs ce dernier dans son essai, de la pensée occidentale en son dualisme, dont je développerai deux aspects : le refoulement de la part invisible de l’être dans l’inconscient, et la souveraineté de la volonté sur le moi. Selon l’auteur des Artistes de la Faim, c’est à Saint Augustin qu’il faut attribuer l’origine de l’exil du moi à l’écart du monde : « Il n’est pas inutile de rappeler ici qu’avant d’embrasser la foi chrétienne, saint Augustin fut le disciple des néo-platoniciens, mais aussi, pendant neuf ans, manichéen convaincu : ce double héritage n’est pas sans marquer profondément une théologie qui voue le monde aux gémonies. » [7] Dans une de ses lettres (du 11 novembre 1959), René Girard faisait cette réflexion : « Vous voulez à tout prix confondre l’effort sur soi-même et le renoncement avec le refoulement des générations kantiennes, victoriennes, positivistes. Moi-même j’ai longtemps fait cette erreur. Je croyais que mon père (très brave homme d’ailleurs) incarnait la Tradition, puis j’ai compris un jour que sa rigidité et son puritanisme étaient le fruit du kantisme et laïcisme de l’époque 1900. » Claude Vigée fait allusion, dans son essai, à la « théorie kantienne de l’autonomie des ‘idées esthétiques’ » [8], mais aussi à la théorie utilitariste de Jeremy Bentham, contre laquelle réagit le dandysme d’un poète comme Baudelaire : « La foi est remplacée par le désespoir nihiliste, ou pis encore, par l’esprit pratique de la bourgeoisie décadente, cette idéologie plate, terre à terre, dépourvue de réalité et de chaleur humaines, sans autres buts qu’immédiats, dont Bentham fut le prophète. » [9] Nous voici dans l’univers fini du stade esthétique, dans les termes de Kierkegaard. On soulignera que chez Kant, le jugement de goût se fonde sur l’extériorité absolue de l’objet d’art. Nous verrons que Michel Henry apporte sur cette question une conception tout à fait opposée.

L’impossible et le visible

Pour avancer un peu plus dans mon propos, je voudrais citer une autre nouvelle de Kafka, « Devant la loi », contenue dans La métamorphose et reprise au chapitre 9, « A la cathédrale », du Procès. « Devant la loi se dresse le gardien de la porte. Un homme de la campagne se présente et demande à entrer dans la loi. Mais le gardien dit que pour l’instant il ne peut lui accorder l’entrée. » [10] Et l’homme de la campagne d’attendre qu’on lui accorde la permission : « Il tombe en enfance et comme, à force d’examiner le gardien pendant des années, il a fini par connaître jusqu’aux puces de sa fourrure, il prie les puces de lui venir en aide et de changer l’humeur du gardien. » [11] On reconnaît là l’humour de l’auteur, qui achève ainsi la nouvelle : « Le gardien de la porte, sentant venir la fin de l’homme, lui rugit à l’oreille pour mieux atteindre son tympan presque inerte : ‘Ici nul autre que toi ne pouvait pénétrer, car cette entrée n’était faite que pour toi. Maintenant, je m’en vais et je ferme la porte.’ » [12]

Au chapitre 9 du Procès suit une glose, parodie d’exégèse des Ecritures, sous forme d’un dialogue entre K. et l’abbé, aumônier de la prison :

« - Le gardien a donc trompé l’homme, dit aussitôt K… que l’histoire avait vivement intéressé.
- Ne te hâte pas de juger, dit l’abbé, n’adopte pas sans réflexion les opinions des étrangers. Je t’ai raconté l’histoire dans le texte de l’Ecriture. On n’y dit pas que l’homme ait été trompé. » [13]

En suivant ce dialogue, on s’arrêtera sur deux réflexions. L’abbé finit par affirmer que l’homme de la campagne est supérieur au gardien et démontre ainsi le paradoxe : « D’abord l’homme libre est supérieur à l’homme lié. Or l’homme qui est venu est libre, il peut aller où il lui plaît ; il n’y a que l’entrée de la Loi qui lui soit défendue, et encore, par une seule personne, celle du gardien. » [14] Par la suite, cette supériorité s’affirme, d’un autre point de vue : « Ils pensent même, qu’à la fin tout au moins, la sentinelle reste inférieure en savoir à l’homme, car l’homme voit l’éclat qui brille à travers la porte de la Loi, alors que le gardien reste toujours le dos tourné à l’entrée en sa qualité de sentinelle et ne témoigne par aucune déclaration qu’il ait remarqué un changement. » [15]

Cette station de toute une vie, ou presque, « devant la loi », implique une confrontation avec la négation, ce gardien qui interdit l’accès à une porte « ouverte comme toujours » [16] : « L’homme ne s’était pas attendu à de telles difficultés, il avait pensé que la Loi devait être accessible à tout le monde et en tout temps. » Au lieu de forcer le passage, il attend donc, mais il est libre, comme K. d’ailleurs, au début du chapitre, quand l’abbé l’interpelle : « K… s’arrêta net, les yeux au sol. Il était encore libre, il pouvait encore avancer et s’échapper par l’une des trois petites portes ténébreuses qu’il découvrait à quelques pas de lui. Cela signifierait qu’il n’avait pas compris ou tout du moins que, s’il avait compris, il ne se souciait pas de ce qu’on lui disait. Tandis que, s’il se retournait, c’était fini, il était pris, il avouait qu’il avait bien compris, qu’il était bien celui qu’on appelait et qu’il était prêt à obéir. » [17]

Pourquoi cette attitude nous paraît-elle infantile ? Parce qu’elle se fonde sur une absolue passivité du sujet qui n’envisage comme choix que fuite ou obéissance. Dès lors, il ne se détermine que par le regard extérieur : « … il était bien celui qu’on appelait ». Et cette identité, imposée par la puissance de l’autre (la « voix puissante » avait résonné dans l’église), ne mène qu’à la soumission. D’ailleurs les premières paroles que l’abbé adresse à K. sont les suivantes : « Tu es Joseph K… » et puis : « Tu es accusé », ce à quoi le prévenu répond : « Oui » en ajoutant, en réponse à la seconde question : « … on m’en a avisé ». Le sujet finit ainsi de s’abolir dans l’impersonnel.

Je vois dans cette scène, relatée dans la nouvelle, mise en contexte et prolongée dans le roman, une sorte de négatif de la lutte avec l’ange (Genèse, 32) dont Claude Vigée a d’ailleurs fait pour lui-même le modèle de la lutte existentielle. D’après la traduction que m’a donnée Claude Vigée de ce passage crucial de la Bible, ce qui ressort, c’est que Jacob, affrontant l’autre alors qu’il a vécu sa vie et revient au pays, se caractérise par son opiniâtreté : il retient l’ange à l’aube, exigeant d’être béni. Il est celui qui peut, qui affronte la négation et en tire à la fois une identité au-delà de lui-même et telle qu’en lui-même. Sa résistance lui permet de franchir l’obstacle et d’aller de l’avant – ce que ne fait aucunement l’homme de la campagne qui attend qu’on lui donne la permission d’entrer.

Jacob [18], dans la tradition juive, représente la voix, donc le chant et l’accès à la temporalité divine. Il est aussi lié à l’eau, la source, le puits, et donc à la Torah que ces éléments symbolisent. La puissance existentielle de Jacob réside dans le fait qu’il assume en lui cette part spirituelle, contrairement à Esaü qui, désespéré d’être voué à la mort, renonce au service de l’esprit. Esaü est l’être du monde fini, de l’immédiat, du stade esthétique, tandis que Jacob, en son instant d’existence, se greffe sur l’infini. Il n’existe donc pas de dualité en lui. C’est encore plus vrai si l’on considère le mot hébreu qui exprime la bénédiction Berakh. Le terme (je tiens ces précisions de Claude Vigée) est lié à deux autres notions : l’eau courante, l’eau souterraine, et le genou, euphémisme pour désigner le sexe. Bénir revient dès lors à faire monter l’eau souterraine jusqu’au-dessus du genou. Le mot suggère une abondance d’eau ainsi qu’une conjuration des puissances bénéfiques – fertilité, fécondité, puissance sexuelle et de création. Rappelons-nous ce que disait Kafka, cité par Claude Vigée : « Ma vie est l’hésitation devant la naissance. » J’ajouterai ici : naissance de soi, poussée de cet élan que Romain Rolland appelait « sentiment océanique » et qu’il définissait ainsi dans Le Voyage intérieur en se référant à l’émerveillement qu’avait produit en lui la lecture de Spinoza quand il était adolescent : « Horizons inouïs ! Mon rêve, même en ses vols les plus délirants, est dépassé. Non seulement mon corps et mon esprit, mon univers, baignent dans des mers sans rivages, l’Etendue, la pensée, dont nulle caravelle ne pourra faire le tour. Mais dans l’insondable immensité, j’entends bruire, à l’infini, d’autres mers, d’autres mers inconnues, des Attributs innommables, inconcevables, à l’infini. Et tous sont contenus en l’Océan de l’Etre. » [19]

Il est certain que la philosophie de Spinoza dessine une continuité de l’être qui ne laisse place à aucune dualité, telle que celle qui met en attente, puis en échec, l’homme de la campagne. C’est cette continuité, allant de la nature naturante à l’être singulier, qui fonde sa joie. On retrouve cette perception de l’unité d’être chez Maine de Biran, dont Michel Henry s’est inspiré dans l’élaboration de sa phénoménologie du corps. Le philosophe conteste l’appréhension dualiste de Descartes : « Si tout s’opère en effet dans les corps vivants par les simples lois de la mécanique, il n’y a aucun intermédiaire admissible entre l’automatisme pur et l’intelligence pure ; ni par suite aucun lien, aucun moyen naturel de correspondance entre la pensée et l’étendue, entre l’âme et le corps ; toute relation, toute action réciproque de l’une sur l’autre ne pourra donc avoir lieu que par un miracle perpétuel, ou l’intervention de la force suprême seule vraiment productive, cause unique et exclusivement efficiente. » [20]

Nous nous trouvons donc dans la situation sans issue décrite dans « Devant la loi » et au chapitre 9 du Procès : la porte est ouverte, mais une certaine disposition d’esprit en interdit l’entrée. Le « champion de jeûne » ne trouve pas nourriture à son goût. Claude Vigée cite un critique et poète américain, Allen Tate, auteur de L’homme de lettres dans le monde moderne : « Quand René Descartes eut soustrait la pensée abstraite à l’être total de l’homme, il sépara ce dernier de la nature, et de la nature humaine en particulier ; il divisa ainsi l’homme contre lui-même. » [21] Cette « intériorité pure » dont parle Hegel dans son Esthétique, et que cite Claude Vigée au début de son ouvrage [22], mène, selon le philosophe allemand, à la fin de l’art. « L’intuition poétique, écrit Claude Vigée, s’achève dans l’appréhension incestueuse du néant. » [23] Le moi, ainsi exilé du monde, s’égare aussi lui-même : « Le monde impur est éliminé de ce rapport qu’entretient le soi avec lui-même. » [24] Et l’artiste de mourir d’inanition dans sa cage, privé de la nourriture qu’il a dédaignée, au profit de l’ironie, et privé de lecteurs, par l’abandon de cette participation au monde qui est aussi communion avec autrui dans le dialogue du Je et du Tu, culminant dans le Nous. C’est d’amour qu’on parle alors, comme remède à la faim, puisque c’est l’amour qui, dit Kierkegaard, fait préférer d’avoir tort, ouvrant ainsi l’infini. [25]

Sentiment océanique et fuyante Eurydice

Maine de Biran suggère qu’on puisse, en quelque sorte, ouvrir également l’infini en soi : ce qu’il nomme le « tact immédiat de l’âme sensitive », qui saisit « ces affections multiples dont la résultante commune est la vie physique », échappe à la conscience, qui « n’a point de prise pour se saisir sous aucune de ses formes variables et disparaît à l’instant même que le moi veut l’approfondir, comme Eurydice qu’un seul coup d’œil rejette parmi les ombres. » [26] Cette « vie fugitive » [27], qui échappe à la volonté, témoigne en sa passivité de l’être aux profondeurs ; c’est l’imagination qui fait le lien entre le physique et le moral de l’homme. [28]

Michel Henry considère que le corps est, pour Maine de Biran, « le mouvement senti dans son accomplissement, le sentiment de l’effort » [29]. Il en déduit cette sensation du « Je peux » qui se heurte à la résistance du monde : « L’élément résistant s’oppose continuellement à mon effort, il est le terme que celui-ci trouve toujours comme la limite et aussi comme le point d’appui de son propre accomplissement. » [30] Et notre certitude prend naissance en cette lutte, cette résistance, qui nous ramène au combat de Jacob avec l’autre, au gué de Phanuel : « … c’est parce que notre vie intérieure comme subjectivité est une sphère de certitude absolue, que ce dont elle est certaine est, lui aussi, absolument certain. C’est ainsi que le caractère par lequel le terme résistant se donne à nous comme irréductible, comme échappant aux prises de la réduction, est fondé précisément sur la certitude absolue que nous en avons, c’est-à-dire sur l’être subjectif du mouvement qui en fait l’expérience. » [31]

Cette « subjectivité radicale, qui est « fondement » de la vérité » [32], se déduit du rapport dialectique de l’être et de sa négation. Ceci n’instaure en aucun cas une dualité et définit une nouvelle intériorité, aux prises avec le monde et en lien avec autrui en une « acoustique spirituelle » [33], expression déduite de la lecture de Kierkegaard. Renversant la phénoménologie du visible à l’affect, de l’extériorité à l’éprouvé de la chair, Michel Henry définit ce qu’il nomme « communauté pathétique » : « En tant que l’essence de la communauté est l’affectivité, elle ne se limite pas aux seuls humains mais comprend tout ce qui se trouve défini en soi par le Souffrir primitif de la vie et ainsi par la possibilité de la souffrance. Nous pouvons souffrir avec tout ce qui souffre, il y a un pathos-avec qui est la forme la plus large de toute la communauté concevable. » [34] Ce qui nous lie les uns aux autres ne tient pas de l’extériorité, mais de cette certitude d’être, entre joie et souffrance, au cœur de nous-mêmes. L’œuvre d’art ne nous touche donc pas dans la distance objective de sa « beauté » comme le veut Hannah Arendt, en une perspective kantienne, dans La crise de la culture, mais dans cette sensation d’être au plus intime qu’elle communique : « Seulement le site de l’œuvre d’art, selon Kandinsky, n’est rien d’objectif, l’univers de la peinture n’est pas celui du visible si l’être de chaque couleur n’est en réalité que son impression en nous, si l’être de chaque forme plastique est la force invisible qui la trace, le Je Peux radicalement subjectif, radicalement immanent du Corps originel. C’est donc dans la subjectivité absolue de cette impression pure, de cette force pure, là où se tient l’ego, que se tient aussi, comme identique à lui, son être avec l’autre, puisque ce qui est commun, hors représentation et hors temps et permettant la communauté hors représentation et hors temps, c’est le pathos de l’œuvre, à la fois celui de Kandinsky la créant et celui de tous ceux qui l’« admirent », c’est-à-dire qui sont devenus ce pathos. » [35]

Et l’on revient là à Romain Rolland qui fait allusion au combat de Jacob [36] comme à la lutte de l’artiste créateur, qui parle de « la force intérieure et son rythme » [37] et considère son œuvre comme « épique » [38], puis affirme, s’inspirant de citations de L’Ethique de « notre Krishna d’Europe » [39], que « tout ce qui est réel est individuel » [40]. Ce « sentiment océanique » constitue donc l’essence de l’individualité. Il s’apparente grandement au « démonique » de Goethe, dont il retient toute l’ambivalence, ainsi qu’il apparaît dans L’âme enchantée, où il est incarné par le personnage d’Annette Rivière. C’est ainsi que le romancier décrit le monde à l’orée de la première guerre mondiale : « Le torrent gronde et se gonfle. Les barrages sont rompus. C’est l’inondation… La déroute, les massacres et les villes en flammes. En quinze jours, l’humanité d’Occident a replongé de quinze siècles, au fond. » [41] Celui qui voulut sauvegarder l’esprit en se tenant « au-dessus de la mêlée » [42], c’est-à-dire au-dessus des passions, sans les réprimer, écrit : « Les forces invisibles sont en tous. Il n’est que de les écouter. » [43]
Freud ne voyait pas d’un bon œil cette ambivalence. Pour lui, de plus, le religieux est tout extériorité : « On peut suivre d’un trait sûr l’origine de l’attitude religieuse en remontant au sentiment infantile de dépendance » [44], écrit-il dans Malaise dans la civilisation, en 1929. On notera qu’on revient là au désarroi de l’homme de la campagne dans « Devant la loi » ou de K… lui-même dans Le procès : « Devant chaque salle il y a des gardiens de plus en plus puissants, je ne puis même pas supporter l’aspect du troisième après moi. » [45] La nouvelle est contée à la troisième personne, mais laisse place à un dialogue dans lequel le Je est le gardien tandis que l’autre est le Tu, jusqu’à sa question finale : « Si chacun aspire à la loi », dit l’homme, « comment se fait-il que durant toutes ces années personne autre que moi n’ait demandé à entrer ? » Et le gardien ferme la porte. Qu’est-ce que l’homme de la campagne a perdu ? L’instant, tout simplement – l’instant éthique du choix de lui-même, pour employer les termes de Kierkegaard, qui aurait scellé sa décision personnelle et son individualité. C’est cet instant-là que le gardien, dès le début, lui interdit : « C’est possible », dit le gardien, « mais pas maintenant. » Or, la question de l’individu, c’est le « maintenant », ce en quoi il rompt avec le tragique pour atteindre, en sa foi personnelle, à son être unique. Dans l’épisode de la lutte avec l’ange, ce dialogue entre Je et Tu, tour à tour Jacob et Dieu, qui s’était amorcé lors du songe de l’échelle, alors que Jacob était jeune, prend toute sa force. Jacob « questionne » l’ange, et Claude Vigée me disait que le verbe hébreu utilisé dans le verset biblique (30), lichol, a un sens très fort : « … il s’agit de mettre quelqu’un en demeure de répondre, racine que l’on retrouve dans le mot chéol, monde du questionnement. » [46] L’instant accompli est celui de l’affirmation de ce Je peux fondamental dont parle Michel Henry à partir de l’étude de l’œuvre de Maine de Biran : « 29. et il dit : « Non plus Jacob [ne] sera désormais dit ton nom, mais Israël, Lutte-Dieu, car tu as soutenu le combat avec Elohim et avec des hommes [mortels], et tu as eu pouvoir » [littéralement : « tu as pu »] » [47].

L’homme de la campagne, de même que K…, ne peut pas et, si tous deux se privent de l’instant de la décision unique, c’est que leur Je n’a pas, d’un élan irrésistible venu des profondeurs, qui est l’élan créateur, questionné avec suffisamment d’insistance : « L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés. » Dans son essai sur Freud, inclus dans Les Artistes de la Faim, Claude Vigée analyse la difficulté pour Freud de rendre compte de cet élan créateur : « Freud, tel, avant lui, Hegel dans son Esthétique, cherche, par-delà l’ambiguïté et la matérialité étouffantes du symbole, la pureté de la notion abstraite. » [48] Ce qui est nié, c’est la particularité existentielle du symbole : « Freud n’attache pas de valeur au contenu des images symboliques, considérées en elles-mêmes. » [49] Elles ne sont que symptômes d’autre chose, d’un malaise inconnu, enfoui dans l’inconscient. Cette conception découle du dualisme dont nous parlions plus haut et dont Maine de Biran attribue l’origine à Descartes. La prépondérance octroyée au visible dans la pensée occidentale fait que cette Eurydice fuyant sous les tentatives de la raison de la saisir finit par disparaître suffisamment de la conscience pour être ignorée. C’est en cette rupture au sein de ce que je nommerai la « voix intérieure » en songeant à Jacob (qui est la voix, je le rappelle) que réside la faim, cette impuissance à l’égard du monde et d’autrui qui occupe Kafka. En cela, son œuvre, comme l’a montré Claude Vigée, est symptomatique du malaise de l’esprit occidental depuis le dix-septième siècle, période où apparaît ce que T.S. Eliot a nommé « dissociation de la sensibilité » [50] entre la sensation et l’intellect.

La volonté contre l’être

Claude Vigée en prend aussi pour exemple La Princesse de Clèves (1678) – roman qui a connu très récemment un regain inattendu de célébrité – dans un essai intitulé : « La Princesse de Clèves et la tradition du refus » [51] qui débute par ces lignes : « L’œuvre de Corneille et celles des écrivains précieux expriment une morale idéaliste et humaine, axée sur l’individu triomphant, doué d’une liberté à la mesure de son estime de soi, que les jansénistes abhorrent. » [52] Chez Racine, par contre, s’esquisse un moi malheureux affaibli par la passion. Selon Claude Vigée, La Princesse de Clèves tenterait un compromis entre ces deux traditions : « Ces forces en conflit provoquent une sorte de paralysie de l’être entier, une fuite hors du réel, dans le domaine de la retraite et du repos : dans ce compromis, la vie passionnelle et le moi héroïque ne sont entièrement sacrifiés ni résorbés, mais seulement mutilés, réduits à leur ombre symbolique. » [53] La souveraineté de la volonté n’est en aucun cas amoindrie : « Ce qu’elle oppose donc au bonheur de Nemours, c’est le souci d’elle-même ; la conscience de son autonomie, diminuée certes par la violence de la passion, mais qui survit avec d’autant plus d’exigences dans ce défi. » [54]

En cette suprématie de la volonté se dessine une nouvelle forme de dualisme, celle du moi terrassant le désir et, comme le remarque Claude Vigée : « L’intention profonde de la jeune femme est révélée dans le mot de Pascal : ‘Le repos entier est la mort.’ » [55] Or le Je veux, comme l’a montré Hannah Arendt dans La crise de la culture, s’il ne s’accorde pas avec le Je peux, devient une entrave à la liberté : « Là où les hommes veulent être souverains, en tant qu’individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l’oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, ou la ‘volonté générale’ d’un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c’est précisément à la souveraineté qu’ils doivent renoncer. » [56]

La volonté alliée à la capacité appartient à l’instant où surgit l’acte, mais celle-ci, luttant contre l’être en ses profondeurs se dissocie de l’instant et va jusqu’à perdre toute saisie du temps en se réfugiant dans une parodie d’éternité, qui n’est qu’une durée fade, linéaire et sans repères : « C’est possible, » dit le gardien, « mais pas maintenant. » Dans cette dissociation se joue aussi la rupture entre intériorité et extériorité : « Nous sommes bien là dans le monde de Phèdre : l’amour est possession soudaine de la conscience par le truchement sensuel de l’œil. La vue de l’amant trouble et fait rougir. On est ‘surpris d’abord’, et du même coup ‘touché’ par le désir. C’est une épiphanie, l’apparition d’un dieu vivant auquel la princesse ne saurait résister qu’en fuyant. » [57] La voix intérieure, loin de saisir le réel, se défend contre l’agression extérieure. La faille au sein de l’être se double d’un exil du monde et d’autrui. C’est une rupture du Je-Tu. Revenons à Kafka :
« Il s’arrêta à la hauteur des premiers bancs, mais la distance était encore trop grande aux yeux du prêtre qui lui montra du bout de l’index en tendant le bras une place tout près de la chaire. K… obéit ; à l’endroit indiqué il était déjà obligé de renverser fortement la tête pour voir son interlocuteur.

- Tu es Joseph K…, dit l’abbé.
- Oui, dit K…, en songeant avec quelle franchise il prononçait autrefois son nom.
Depuis quelque temps, au contraire, ce lui était un vrai supplice ; et maintenant tout le monde savait ce nom. » [58]
Comparons avec le passage célèbre de la lutte avec l’ange, toujours dans la traduction de Claude Vigée [59], mais cette fois-ci élargi :
« 27. et il dit : « renvoie-moi [laisse-moi aller], puisqu’est montée l’aube », et il dit : « Non, je ne te renverrai que tu ne m’aies béni ! »
28. et il dit vers lui : « C’est quoi, ton nom ? », et il dit : « Jacob » :
29. et il dit : « Non plus Jacob [ne] sera désormais dit ton nom, mais Israël, Lutte-Dieu, car tu as soutenu le combat avec Elohim et avec des hommes [mortels], et tu as eu pouvoir » [littéralement : « tu as pu »]
30. et questionna Jacob et il dit : « Dévoile-moi [raconte-moi] s’il te plaît ton nom » et il dit : « Pourquoi donc cela, que tu m’interroges sur mon nom ? », et il le bénit là même :
31. et appela Jacob le nom du lieu Peniël, faces d’El, « car j’ai vu Elohim visage contre visage, et mon âme a été sauve »
K…, en son impuissance personnelle, possède un nom par défaut alors que Jacob, qui le prononce à la demande de l’autre, en conquiert un second grâce à sa capacité de résistance et d’opiniâtreté. On notera qu’au questionnement sur le nom, l’autre répond par une bénédiction. Le Nom de Dieu serait dès lors la justification de Jacob dans le récit qui est fait de sa nouvelle naissance, dans l’instant, qui est commencement, puisqu’il se situe à l’aube. Si l’on s’attache à la structure pronominale, on voit que Jacob et l’autre se distinguent à peine dans ce « Il » incessamment répété, « visage contre visage », dans l’instant et dans l’au-delà du récit. Mais tout part du Je et de sa capacité, alors que K… s’efface lui-même de son propre nom, qu’il ne goûte plus : « … ce lui était un vrai supplice ».
Voué à une totale extériorité (la hauteur vertigineuse de la chaire insiste sur l’effet d’inaccessible transcendance), K…, dont le nom s’évide dans ses points de suspension, accède à une totale impuissance :
« - Sais-tu que ton procès va mal ? demanda l’abbé.
- C’est bien ce qu’il me semble, dit K… je me suis donné beaucoup de mal, mais jusqu’ici sans résultat ; à vrai dire, ma requête n’est pas encore terminée. » [60]

« C’est bien ce qu’il me semble », répond-il, absolument dessaisi de lui-même et de son destin. Et c’est un couteau de boucher qu’on lui enfonce dans le cœur à la fin :
« - Comme un chien ! dit-il, c’était comme si la honte dût lui survivre. » [61]

Nous avons bien là un contrepoint négatif de l’épisode de la lutte avec l’ange : « Les yeux mourants, K… vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. » Il est symptomatique que, dans la dernière exclamation du supplicié, « Comme un chien ! », n’apparaisse aucunement le Je, mais une distance, un éloignement de l’humain, qui constitue sa honte : « La logique a beau être inébranlable, elle ne résiste pas à un homme qui veut vivre. » [62] Claude Vigée parle d’une déchéance du moi : « L’orgueil romantique répudié se voit remplacé par un autre, plus subtil, plus contradictoire même – un autisme nihiliste dont le mouvement est mis en relief dans La chute d’Albert Camus. Le moi, jadis exalté par la tradition cartésienne et romantique, devient chez Beckett et Kafka un sujet interchangeable, anonyme et souffrant ; il se mue en une loque perdue dans un univers de loques, d’impuissances et de déchets. » [63]

La voix et la merveille

Faille de la voix intérieure par rupture au sein de l’être, entre le visible, ou le conscient, et l’éprouvé – le pathos –, que l’on refoule sous le terme d’inconscient, mais aussi par excroissance de la volonté qui voue le sujet à son propre dénigrement et à la plus sordide impuissance. Je mettrai en relief, pour finir, le paradoxe de cette voix intérieure, toute certitude en son élan, son mouvement, mais qui sait aussi s’en remettre à l’infini en acceptant son absence de maîtrise sur la vie, dont l’origine lui échappe, et en préférant l’amour à la souveraineté. Alors, au sein de ce Je-Tu aboutissant au Nous, il ne s’agit plus de fuir ni d’obéir, mais de participation au monde et de réciprocité dans la communauté des êtres. Claude Vigée cite Kafka, en date du 17 octobre 1921 : « Je voulais éviter d’être distrait, distrait par la joie de vivre d’un homme utile et sain. Comme si la maladie et le désespoir n’allaient pas me distraire au moins autant. » [64] Tout est distraction, selon Kierkegaard, en l’absence du choix éthique fondamental. Le sujet esthétique est « excentrique » [65], dit-il : « Celui qui vit esthétiquement attend tout du dehors. C’est de là que vient l’angoisse maladive avec laquelle beaucoup de gens parlent de ce qu’il y a de terrible dans le fait qu’ils n’ont pas trouvé leur place dans le monde. Qui nierait ce qu’il y a de réjouissant dans la pensée d’avoir réussi à cet égard ? mais une telle angoisse montre toujours que l’individu attend tout de la place, rien de lui-même. » [66] Le sujet ne connaît plus le désespoir quand il a compris que son moi tient d’un triple rapport, du moi à lui-même au sein de la conscience réflexive, du moi à l’autre dans l’absence de maîtrise : « Voici donc la formule qui décrit l’état du moi, quand le désespoir en est entièrement extirpé : en s’orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l’a posé. » [67] Et, de là, dit Kierkegaard, naît la joie, qui est unité absolue du choix éthique [68], ni fuite, ni obéissance, mais foi, ou la puissance intérieure (Je peux) affleurant dans la langue. Dans un mystère anglais des Townley Plays [69], à la question que pose Jacob : « Quel est ton nom ? », Dieu répond : « Merveilleux ». Et c’est bien sur ce seuil, à la lisière de l’intériorité et de cette vaste réalité qui nous dépasse, que se déploie la voix humaine.

Notes

[1Emily Dickinson, Selected Letters. Edited by Thomas H. Johnson. Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1998, p. 330. Traduction de l’auteur de cet article.

[2Franz Kafka, « Un champion de jeûne », La colonie pénitentiaire. Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte. Paris : Gallimard Folio, pp. 71-86. Recueil publié sous le titre Der Strafkolonie en 1919.

[3Ibid., p. 85.

[4Ibid., p. 72.

[5Claude Vigée, Les Artistes de la Faim. Bourg-en-Bresse : Philippe Nadal, 1989, p. 227.

[6Ibid., p. 233.

[7Ibid., p. 23.

[8Ibid., p. 75.

[9Ibid., p. 27.

[10Franz Kafka, « Devant la loi », La métamorphose. Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte. Paris : Gallimard Folio, 1981, p. 136.

[11Ibid., pp. 137-38.

[12Ibid., p. 138.

[13Franz Kafka, Le Procès. Traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte. Paris : Gallimard Folio, 1982, p. 310.

[14Ibid., p. 314.

[15Ibid., p. 315.

[16Ibid., p. 308.

[17Ibid., pp. 302-303.

[18Voir sur ce sujet Anne Mounic, Jacob ou l’être du possible. Paris : Caractères, 2009.

[19Romain Rolland, Le Voyage intérieur. Paris : Albin Michel, 1942, p. 45.

[20Maine de Biran, Rapports du physique et du moral de l’homme. Edité par F.C.T. Moore. Paris : Vrin, 1984, p. 22.

[21Cité par Claude Vigée dans Les Artistes de la Faim, op. cit., p. 23.

[22Ibid., p. 19.

[23Ibid., p. 21.

[24Ibid.

[25Sören Kierkegaard, ou bien… ou bien… (1843). Paris : Gallimard, 1984, p. 601.

[26Maine de Biran, op. cit., pp. 127-128.

[27Ibid., p. 135.

[28Ibid., p. 147.

[29Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps. Paris : P.U.F., 2001, p. 79. Première édition, 1965.

[30Ibid., p. 103.

[31Ibid., p. 105.

[32Ibid.

[33Michel Henry, Phénoménologie matérielle. Paris : P.U.F., 1990, p. 154.

[34Ibid., p. 179.

[35Ibid., pp. 153-54.

[36Romain Rolland, Le Voyage intérieur, op.cit., p. 209.

[37Ibid., p. 217.

[38Ibid., p. 52.

[39Ibid., p. 46.

[40Ibid., p. 44.

[41Romain Rolland, L’âme enchantée. Tome 1 (1922). Paris : Le Livre de Poche, 1963, p. 485.

[42Le Voyage intérieur, op. cit., p. 191.

[43Ibid., p. 190.

[44Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation (1929). Traduction de Ch. et J. Odier. Paris : P.U.F., 1971, p. 16.

[45Franz Kafka, La métamorphose, op. cit., p. 136.

[46Anne Mounic, Jacob ou l’être du possible. Op. cit., p. 27.

[47Ibid., p. 25. Traduction de Claude Vigée.

[48Claude Vigée, Les Artistes de la Faim, op. cit., p. 117.

[49Ibid., p. 119.

[50T.S. Eliot, « The Metaphysical Poets », Selected Prose of T.S. Eliot. Edited with an Introduction by frank Kermode. London : Faber, 1975, p. 64.

[51Claude Vigée, Les Artistes de la Faim, op. cit., pp. 175-216.

[52Ibid., p. 175.

[53Ibid., p. 177.

[54Ibid., p. 194.

[55Ibid., p. 195.

[56Hannah Arendt, La crise de la culture (1954). Paris : Idées Gallimard, 1972, p. 214.

[57Claude Vigée, Les Artistes de la Faim, op. cit., p. 189.

[58Franz Kafka, Le procès, op. cit., p. 303.

[59Anne Mounic, op. cit., p. 25.

[60Franz Kafka, Le procès, op. cit., p. 304.

[61Ibid., p. 325.

[62Ibid.

[63Claude Vigée, Les Artistes de la Faim, op. cit., p. 234.

[64Ibid., p. 228.

[65Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien… (1843). Traduit du danois par F. et O. Prior et M. H. Guignot. Introduction de F. Brandt. Paris : Tel Gallimard, 1984, p. 518.

[66Ibid., p. 533.

[67Sören Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept de l’angoisse. Traité du désespoir. Paris : Gallimard Tel, 1990, p. 352.

[68Voir : Sören Kierkegaard, Le lis des champs et l’oiseau du ciel, Œuvres complètes, 16 (1848-49). Traduction de P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau. Introduction de Jean Brun. Paris : Editions de l’Orante, 1971.

[69Robert Couffignal, La lutte avec l’ange : Le récit de la Genèse et sa fortune littéraire. Toulouse : Association des publications de l’Université, 1977, p. 32.


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