Claude Vigée : Rêver d’écrire le temps
29 avril 2012
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Nous étions réunis ce soir-là, entre fidèles amis, sur invitation de Daniel Cohen, directeur des éditons Orizons, pour célébrer la parution du dernier livre de Claude. La soirée fut chaleureuse et heureuse. Je voudrais remercier Claude d’être venu, et son fils, Daniel, de l’avoir accompagné, rendant ainsi le déplacement possible et le moment, bien davantage encore que seulement agréable.
Claude Vigée, Rêver d’écrire le temps : De la forme à l’informe. Paris : Orizons, 2011.
Ce livre est né du projet de Daniel Cohen de rééditer les essais de Claude Vigée, idée tout à fait bienvenue, à laquelle Claude avait alors répondu favorablement. La tâche était ardue, puisqu’il a fallu scanner un nombre important de pages, les relire, puis mettre le tout en forme, de sorte que l’œuvre critique de Claude soit comprise dans la perspective générale de sa pensée poétique. Je crois qu’on peut discerner trois temps dans cette réflexion de toute une vie : la critique de la pensée occidentale, en ce qu’elle produit Auschwitz, notamment ; la reconnaissance d’un certain nombre de voix ouvrant une perspective constructive, la rencontre d’Albert Camus notamment, mais je pourrais citer aussi Jorge Guillen ou Martin Buber, puis l’élaboration de ce qu’on peut appeler une poétique de la voix, qui anticipe sur ce qu’a développé par la suite Henri Meschonnic. La source de cette réflexion réside dans ce retour au judaïsme précipité, en 1939-40, par l’Histoire. C’est pourquoi nous avons placé en introduction et conclusion des essais ou des entretiens qui marquent le lien. N’oublions pas en effet que la figure de Jacob, auquel Claude s’est identifié dès sa tumultueuse jeunesse, incarne, dans la tradition juive, la voix. Qui dit « voix », dit « sujet », affirmation du singulier, choix éthique, si l’on veut utiliser les termes kierkegaardiens. On peut aussi parle de pathos, comme le fait Emile Benveniste dans ses notes sur Baudelaire récemment éditées [1], ou comme le fait le philosophe Michel Henry. On assiste ainsi, et c’est en cela que l’œuvre critique de Claude Vigée me paraît porteuse d’avenir, à un véritable renversement de perspective. Ce ne sont pas les éléments formels qui priment ; on ne les ignore pas. Toutefois, on ne les étudie pas dans la perspective du texte comme objet autonome, mais dans la perspective de l’œuvre d’un être singulier, d’un « visage », comme le dirait Emmanuel Levinas, ce qui est plus humain.
L’œuvre critique de Claude Vigée se fonde sur ce que Martin Buber appelait « l’événement de la reconnaissance », qui consiste à la fois à reconnaître autrui et à se reconnaître soi-même, et qui permet cet autre événement, la germination. Ainsi s’écrit le temps ; ainsi prend forme le devenir. Il en résulte que, plutôt que de comprendre une œuvre, il vaut mieux l’entendre, comme Claude le conseille d’ailleurs à l’égard de celle de Benjamin Fondane. Entendre permet de conserver l’oreille ouverte tandis que comprendre peut amener à une réduction, un enfermement. Comprendre suppose des limites. Entendre suppose en nous l’œuvre de l’altérité, comme le dit Emmanuel Levinas dans sa « Phénoménologie du son » [2].
Claude Vigée rêve d’écrire le temps, de donner ainsi forme au devenir en allant, ce qui pourrait paraître paradoxal, de la forme à l’informe, en quête, donc, de ce silence primordial par lequel la voix profonde conquiert sa singularité, à l’écoute du pathos existentiel qu’elle manifeste alors à l’extériorité, le Je fleurissant dans le Tu, dans « l’oreille ouverte ». Le critique est ainsi semblable au poète quand, par sa lecture, il faut affleurer ce qui, dans l’œuvre, témoigne des « rayons primitifs » dont parle Baudelaire dans « Bénédiction ». Se faire le passeur d’une œuvre consistera donc à la faire entendre en ce moment présent par lequel nous nous ouvrons au devenir, à l’infini.
On retrouvera Claude Vigée dans les extraits du film tourné par Guy Braun ce soir-là, que nous avons placés dans le numéro 12 de Temporel (http://temporel.fr ), mais je voudrais retranscrire ici quelques réflexions, pour mémoire.
« Je suis très ému par votre présence, à tous et à toutes, et je voudrais l’exprimer très brièvement. Ce que j’ai appris, c’est que, dès la jeunesse, quelque chose nous pousse à manifester la temporalité, la fuite, la perte, par des formes immuables, presque contraignantes. Mais, dans un second temps ˗ et j’ai compris cela beaucoup plus tard ˗, cette phase elle-même conduit à ce que j’appelle « l’informe ». Je veux parler, non pas de destruction, ni de démantèlement, mais de retour à la fluidité, à l’imprévisible, au vide.
Cette découverte d’un second temps, au cours duquel le roc sculpté du langage redevient océan, flux, feu, voire lave, parfois, survient dans mon extrême vieillesse avec une extrême acuité. Daniel Cohen l’a bien compris en acceptant ce titre. Je lui en suis infiniment reconnaissant. Et je veux vous dire à tous, du fond du cœur, en songeant à mon enfance alsacienne, viel mols merci, ce qui est beaucoup plus que merci. Et je n’oublierai pas non plus ce que dit un vers d’une œuvre de ma jeunesse : « Le désir accompli est un arbre de vie. » [3] Que pour vous tous, et moi en premier lieu, le désir accompli joue le rôle de l’arbre de vie. Voilà ce que je vous souhaite. Et pour cela, cela valait la peine, je crois. »
« Ce livre peut être lu comme une anthologie qui complète les publications de Parole et Silence. C’est une source qui, structurée, vaut comme une initiation. Il s’agit d’une anthologie qui serait en même temps révélation de mon œuvre, ou bien un guide. »
« Le rythme peut aussi devenir un carcan. On perçoit là le risque qu’il y a à s’accrocher à la forme. A l’inverse se profile, dans l’informe, la possibilité de la noyade, ou du chaos. Et ceci constitue notre expérience humaine constante ; nous sommes sans cesse menacés par la rigidité d’une part, et l’inconsistance de l’autre. Je n’ai pas de réponse à cette question. Je peux seulement exprimer, soit par des poèmes, soit par des essais, cette tentation double, d’immobilité, ou de noyade... et puis d’oubli, tout simplement, car, tout à la fin, la tentation de l’oubli domine. [4]
Ce que je dis là n’est pas rassurant. Mon expérience n’est pas tellement rassurante, pour d’autres raisons encore, maintenant. »
« Comment fixer sans fixer ? Comment dire sans marteler ? C’est très difficile. Comment vivre de cette façon ? Comment se souvenir de la main qui a façonné, de la voix qui s’est fait entendre, quand on gratte un peu le sable sur la plage d’Ashqelon et que s’offre le passé ? Des mains qui ont agi, qui ont modelé, qui ont caressé, ne subsistent plus là-bas, enfouis, que quelques osselets. »
[1] Emile Benveniste, Baudelaire. Présentation et transcription de Chloé Laplantine. Limoges : Lambert-Lucas, 2011.
[2] Emmanuel Levinas, Œuvres 2. Paris : I.M.E.C./Grasset, 2009, pp. 89-96.
[3] Claude Vigée, La corne du grand pardon (1954), Mon heures sur la terre. Paris : Galaade, 2008, p. 167.
[4] J’ai repensé à ces paroles en donnant comme devoir à mes étudiants la célèbre tirade de Jaques (II, 7, 139-166) dans As You Like It (Comme il vous plaira) de Shakespeare, où il est question, finalement, de « simple oubli », à comprendre dans les deux sens du terme. Claude cite très souvent ce passage sur les sept âges de la vie, qui, dans la pièce, même si Jaques, quoique mélancolique, est un satiriste, n’est en effet « pas très rassurant ».