Bertrand Matot, par Guy Braun
22 avril 2011
Bertrand Matot, La guerre des cancres. Préface de Patrick Modiano. Paris : Perrin, 2010.
Voir le temps passer depuis un lieu unique, me fait penser à ces porte-plumes anciens dans lesquels on pouvait, en collant bien fort sa joue contre une minuscule loupe, observer une image enchâssée et déformée par l’étroitesse de l’objet. Retrouvées dans la vieille réserve sous les toits du lycée Jacques Decour, des archives accumulées dans un carton délaissé font ressurgir, si l’on s’y frotte, tel Aladin, des êtres qui, plus ou moins volontairement, seront devenus des héros ou des « salauds ».
L’ancien Collège Rollin, au pied du Sacré-Cœur, devenu lycée Jacques Decour en mémoire du professeur d’allemand résistant fusillé au Mont Valérien en mai 1942, est, au propre comme au figuré, le théâtre de la période 1939-1945. La communauté scolaire porte alors bien son nom. On y voit des jeunes gens et des professeurs aux convictions trempées aux certitudes d’un monde meilleur côtoyer l’indifférence de ceux qui ne se sentent pas concernés ou qui sont prêts à obéir aux ordres de recteurs choisis par Vichy pour faire « exécuter » le décret sur le statut des Juifs. Mais, et c’est en cela que le lieu devient théâtral, ces personnes se côtoient en classe, en récréation, sur le trottoir de l’avenue Trudaine.
Le travail de Betrand Matot est constitué d’archives, de textes et de documents officiels, ainsi que de photographies, et de témoignages recueillis auprès d’acteurs encore vivants, tel Edgar Morin, ou de leurs descendants. On découvrira avec émotion un ensemble de « dernières lettres » prêtées par des familles qui ont conservé la mémoire de ces adolescents dont on avait découvert au fil du livre la formidable joie de vivre, source de tous les courages.
LA DERNIÈRE LETTRE DE Jacques DECOUR |
Mes chers parents,
Vous attendiez depuis longtemps une lettre de moi. Vous ne pensiez pas recevoir celle-ci. Moi aussi, j’espérais bien ne pas vous faire ce chagrin. Dites-vous bien que je suis resté jusqu’au bout digne de vous, de notre pays que nous aimons.
Voyez-vous, j’aurais très bien pu mourir à la guerre, ou bien même dans le bombardement de cette nuit. Aussi je ne regrette pas d’avoir donné un sens à cette fin. Vous savez bien que je n’ai commis aucun crime, vous n’avez pas à rougir de moi, j’ai su faire mon devoir de Français. Je ne pense pas que ma mort soit une catastrophe ; songez qu’en ce.moment des milliers de soldats de tous les pays meurent chaque jour, entraînés dans un grand vent qui m’emporte aussi.
Vous savez que je m’attendais depuis deux mois à ce qui m’arrive ce matin, aussi ai-je eu le temps de m’y préparer, mais comme je n’ai pas de religion, je n’ai pas sombré dans la méditation de la mort ; je me considère un peu comme une feTaille qui tombe de l’arbre pour faire du terreau.
La qualité du terreau dépendra de celle des feuilles. Je veux parler de la jeunesse française, en qui je mets tout mon espoir.
Mes parents chéris, je serai sans doute à Suresnes j vous pouvez si vous le désirez demander mon transfert à Montmartre,
Il faut me pardonner de vous faire ce chagrin. Mon seul souci depuis trois mois a été votre inquiétude. En ce moment, c’est de vous laisser ainsi sans votre fils qui vous a causé plus de peines que de joies. Voyez-vous, il est content tout de même de la vie qu’il a vécue qui a été bien belle.
J’ai beaucoup imaginé, ces derniers temps, les bons repas que nous ferions quand je serais libéré - vous les ferez sans moi, en famille, mais pas tristement, je vous en prie. Je ne veux pas que votre pensée s’arrête aux belles choses qui auraient pu m’arriver, mais à toutes celles que nous avons réellement vécues. J’.ai refait pendant ces deux mois d’isolement, sans lecture, tous mes voyages, toutes mes expériences ..., j’ai même fait un plan de roman. Votre pensée ne m’a pas quitté, et je souhaite que vous ayez, s’il le fallait, beaucoup de patience et de courage, surtout pas de rancoeur.
Dites toute mon affection à mes sœurs, à l’infatigable Denise qui s’est tant dévouée pour moi, et à la jolie maman de Michel et de Denis...
Je vais écrire un mot pour Brigitte à la fin de cette lettre, vous le lui recopierez. Dieu sait si j’ai pensé à elle. Elle n’a pas vu son papa depuis deux ans.
Si vous en avez l’occasion, faites dire à mes élèves de Première ; par mon remplaçant, que j’ai bien pensé à la dernière scène d’Egmont....
Toutes mes amitiés à mes collègues et à l’ami pour qui j’ai traduit Goethe sans trahir.
Il est huit heures, il va être temps de partir.
J’ai mangé, fumé, bu du café. Je ne vois plus d’affaires à régler.
Mes parents chéris, je vous embrasse de tout cœur. Je suis près de vous et
votre pensée ne me quitte pas.