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Anne Mounic, poèmes

26 septembre 2011

par Anne Mounic

Midi, pleine lune

Extrait du recueil paru en septembre aux éditions Encres Vives,

Dans un monde où l’être a abdiqué cette part de lui-même qui hurle à la vie

Mille neuf cent cinquante-sept. J’avais deux ans. Le martyre
de Maurice Audin*, mort sous la torture
et de la main – sans pitié – d’êtres comme lui, comme nous,
simplement réfugiés sous l’uniforme, devenu terreur, des parachutistes,
et abritant en leur for intérieur, au lieu d’eux-mêmes,
de leur inquiète singularité et de leur défensive et offensive bonté,
le corps réifié du pouvoir, de la « raison d’Etat » et de l’objet – universel
apaisement de toute conscience – se substituant à la personne,

ce martyre est l’angoissant cauchemar où prend racine
notre conscience, nous les enfants de cette génération.

Je me suis toujours demandé comment il est possible de supporter le cri
de la douleur d’autrui, sous nos yeux, par nous induit.

Mais je ne m’intéresse pas à la psychologie des bourreaux,
car la question est philosophique, et poétique à ce titre.

Dans un monde où l’être a abdiqué cette part de lui-même qui hurle à la vie
dans les profondeurs intimes de soi, la compassion est morte,
tout comme la pénultième de Mallarmé,
et la « voix première », dès lors absolument inaccessible.

Alors se monte un univers troué de souricières,
et ils frappent à la porte, à n’importe quelle heure
du jour et de la nuit. Ils te demandent de les suivre,
et tu n’as pas de bagages, car tu n’as plus besoin de rien.
Tu ne disposes plus que de la foi qui, depuis toujours, t’anime.

Plus de brosse à dents, car ta bouche va se tordre de souffrance
et ta langue, te vendre, toi et les tiens, peut-être.

Ils veulent ton absolue reddition,


toi individu petit qui as décidé que tu avais des valeurs. Eux,
ils ont celles des autres, qui deviennent instruments de leur vengeance
de ne pas être.

La psychologie, qui explique, n’a rien à déclarer sur ce défaut de responsabilité.

Nous, notre génération, n’avons pas connu la souricière,
le tourment de nos membres et la douleur,
jusqu’en nos parties intimes. Nous avons pour l’instant échappé
à ce versant féroce de la nudité.

Mais en notre recherche de la nudité d’être,


qui est aspiration à l’authenticité, éternel renoncement du devenir
à l’origine obscure du visage, nous portons aussi la responsabilité du souvenir
de ceux qui, dans la peine et la poussière,
ont fait durer l’humain au-delà d’eux-mêmes.

A cinquante ou soixante ans, nous avons vécu,
nous avons joui de la vie, nous avons fait vivre l’amour.
Et ce n’est pas en explorant avec fascination le mal,
qui est absence de soi, que nous nous préserverons
des souricières toujours prêtes à s’entrouvrir pour nous croquer,
bien vivants, mais c’est en affirmant, autant que faire se peut,
face aux individus sans visage pour lesquels infliger la peine
toujours se justifie, le primat de la vie, de la jouissance et de la joie.

La joie, qui est courage d’être
dans les dédales du destin singulier.

Et c’est ce courage d’être, cette énergie de l’instant
et du regard, qui vous donne un visage,
le vôtre, non pareil, sans uniforme,
sans autre justification que soi.

C’est ce que la vie chérit,
pour ses miracles, sa hâte
à faire jaillir l’avenir.

La leçon du passé invite à prendre au présent
la parole pour détruire l’image (l’idole)
de la peur.

Nous pleurons la douleur de nos aînés,
et nos larmes veulent que germe la bonté – cette généreuse fécondité de l’esprit,

qui sait qui il est.

Je ne te laisserai pas partir
que je ne te bénisse.

* Maurice Audin, communiste et partisan de l’indépendance de l’Algérie, arrêté en 1957 à Alger, où il demeurait (il était professeur de mathématiques), a « disparu », c’est-à-dire qu’il est vraisemblablement mort sous la torture.


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